ANALYSES

Pourquoi il est absurde d’attendre de l’armée qu’elle devienne une entreprise rentable

Presse
13 juin 2013

Le budget de la Défense sera maintenu au niveau actuel de 31,4 milliards d’euros pour les trois prochaines années. Jean-Yves Le Drian a annoncé des ventes de biens immobiliers ainsi que des cessions de participations de l’Etat dans des entreprises pour compenser ce gel du budget.


L’armée française peut-elle devenir rentable comme le sont les entreprises ? Sa finalité est-elle d’avoir un budget à l’équilibre ?

Jean-Vincent Brisset : Cette question peut paraître surprenante. Elle l’est effectivement dans un grand pays démocratique. Mais il faut savoir qu’il existe de nombreux pays où les forces armées ont un lien direct avec le secteur marchand. Ce fut longtemps le cas en Chine, par exemple, où le secteur de l’industrie militaire et celui de l’armée étaient complètement imbriqués. Les choses allaient même beaucoup plus loin puisque dans tous les régiments, les militaires et leurs familles, outre les activités purement liées à l’entraînement, faisaient fonctionner des petites entreprises, des fermes (quelquefois de très grandes tailles), des commerces et des établissements de loisir et de restauration.


Ce mélange des genres, qui entraîne autant de corruption que de distorsion de concurrence, a théoriquement disparu. Dans beaucoup de pays, dont la France, les armées ne "gagnent" pas d’argent, mais elles peuvent effectuer des prestations payantes en utilisant leur matériel, qu’il s’agisse de locations d’emplacements ou de matériels, pour des tournages de films par exemple, de transports au profit d’autres ministères (qui se font parfois tirer l’oreille pour payer leur dû) ou autres. Sans qu’il y ait de transferts financiers, elles peuvent aussi faire économiser à l’état, à des collectivités locales des sommes relativement importantes en prêtant des hommes et des véhicules (Vigipirate, nettoyage de plages, opérations de voirie…) qui agissent à la place d’autres agents de l’Etat qui ne sont pas disponibles ou trop chers. Cela peut même intéresser des particuliers ou des associations, par le biais de prêts de terrain ou de matériels, par exemple pour une rave party. Il arrive aussi que la Défense mette à la disposition d’entreprises ou d’autres ministères ses moyens de recherche et d’expérimentation. Il ne faut surtout pas exagérer l’importance de ce phénomène. Les sommes mises en jeu lors des prêts et location facturés sont faibles et souvent, ces prestations sont fournies à titre gracieux, sans qu’aucune contrepartie ne soit accordée au budget de la Défense


Peut-on considérer le budget de la Défense comme n’importe quel autre budget ministériel ou bien fait-elle figure d’exception de par sa fonction primordiale de protection du territoire nationale?

Le budget de la défense est à la fois très semblable aux budgets des autres ministères et très différent. Il est semblable parce que son élaboration relève de la loi commune, et que les décisions sont entièrement prises par le pouvoir politique. Son exécution est un peu différente, pour des raisons de modalités de fonctionnement dont il n’est pas difficile de comprendre qu’elles obéissent à des impératifs bien particuliers. Parmi les spécificités, on note aussi l’importance de postes qui sont beaucoup moins importants dans les autres ministères : on pense tout de suite aux carburants, mais il y a aussi le prix des munitions et autres "consommables" et, surtout, celui des achats de matériels qui représentent, dans les grandes nations, un bon tiers du budget. Autre différence, le surcoût des opérations, extérieures dans le cas de la France, qui ne peuvent souvent pas être prévues et qui doivent faire l’objet de lois de finances rectificatives pour être prises en compte.


Autre particularité, la Défense, et le budget qui y est consacré, n’est pas une fin en soi. Elle est bien davantage une police d’assurance, et, comme le disait le slogan publicitaire "l’assurance n’est chère qu’avant l’accident". La chute de l’U.R.S.S. avait fait croire aux plus angélistes qu’il allait être possible de supprimer les armées et aux nations de bénéficier des "dividendes de la paix". Il a rapidement fallu se rendre à la réalité. Le monde demeure dangereux et conflictuel. Même en refusant toute intervention militaire qui ne serait pas totalement légitimée par la communauté internationale, les forces armées demeurent nécessaires.


Les pays qui ont choisi de ne pas se doter de moyens crédibles doivent aussi accepter de perdre une part de leur souveraineté et/ou de laisser commettre des exactions en se refusant d’être capables de "devoir d’ingérence". La notion de "défense du territoire national" avait aussi disparu de beaucoup d’esprits en même temps que se terminait la Guerre Froide. Les attentats du 11 septembre 2001 ont remis au goût du jour cette menace, mais sous une forme complètement différente. Les leçons de ces événements n’ont d’ailleurs pas encore été tirées complètement. Là où la défense se faisait le long de la frontière séparant les nations attaquées des nations attaquantes, elle doit désormais se faire très loin du sanctuaire national, là où se préparent les attaques et se réfugient les adversaires. A la capacité de défendre pied à pied un territoire se substitue – ou plutôt, devrait se substituer- celle de se projeter rapidement et frapper avec précision. De nouvelles notions sont apparues à cette occasion. Le refus des dommages collatéraux, longtemps admis comme un mal nécessaire, influe profondément sur les modes d’action.


On parle aussi de capacité à "entrer en premier". Cela voudrait théoriquement dire qu’un pays est capable de lancer seul une opération loin de son territoire national, que ce soit pour répondre à une attaque ou pour aider un ami menacé. Actuellement, dans le monde occidental, seuls les Etats-Unis ont gardé la capacité d’entrer en premier et de soutenir un effort sans aide extérieure.


La politique qui consiste à céder une partie du patrimoine immobilier et des participations étatiques dans des entreprises stratégiques pour équilibrer le budget de la Défense est-elle pérenne ?

Les armées ne produisant pas, par elle-même, de richesses, la solution qui consiste à vendre une partie de son patrimoine pour maintenir son train de vie n’est qu’un palliatif. On peut tout au plus espérer que des jours meilleurs viendront et que cette solution aura permis de passer un cap. C’est ce qu’espèrent, sans y croire le plus souvent, ceux qui viennent apporter leurs bijoux de famille au Mont de Piété. Dans le cas présent, ces ventes doivent s’accompagner de réductions d’effectifs et d’ambitions. Quand il n’y aura plus rien à vendre, il faudra continuer de tailler dans les effectifs et les matériels, en adaptant nos ambitions stratégiques à ce qu’il restera de l’outil militaire.