ANALYSES

Le Qatar pris au piège de ses contradictions

Presse
2 octobre 2013
Béligh Nabli - L’Economiste maghrebin

Selon le sérieux journal britannique The Guardian, une quarantaine d’ouvriers népalais seraient morts sur des chantiers au Qatar, entre début juin et début août derniers, dans le cadre de la construction des infrastructures liées à l’organisation de la Coupe du monde 2022. Des travailleurs réduits à la condition d’esclaves modernes et dont le décès vient ternir  l’image d’un pays pris au piège de ses propres contradictions stratégiques.


Presqu’île peuplée de moins de 2 millions d’habitants dont seulement 200 000 nationaux, le Qatar vit sous la menace réelle ou fantasmée des deux puissances du Golfe : l’Iran et l’Arabie Saoudite. Cette peur ou obsession de l’agression extérieure a nourri le dynamisme exceptionnel de cette micro-monarchie : sa puissance financière issue de la manne gazière est mise au service du développement d’un « bouclier diplomatique » et d’un activisme « diplomatique » qui amène le pays à disputer le leadership saoudien.


L’arrivée au pouvoir en 1995 du Cheikh Hamad Bin Al-Thani inaugure une stratégie de sécurisation du pays et l’affirmation du rayonnement du Qatar comme pôle culturel, financier, universitaire, médiatique et diplomatique. Sous son règne, la micro-monarchie a vu son PIB multiplié par vingt et s’est imposée sur la scène mondiale. Après avoir massivement contribué au développement des infrastructures du pays, les rentes issues de l’exploitation de ses ressources en hydrocarbures (pétrole et surtout gaz liquéfié) financent la diversification de ses investissements en Occident et en Asie. Cette politique d’investissements est conduite par des holdings, et en particulier le fonds souverain (le « Qatar Investment Authority »), un des plus actifs au monde. Cette politique d’investissement s’opère dans des secteurs offrant un pouvoir d’influence dans un monde globalisé : la prise de participations dans des entreprises multinationales stratégiques (dans les (télé)communications notamment, comme Vivendi ou Lagardère), la création de médias (avec le symbole qu’est devenue la chaîne satellitaire Al-Jazeera, la « CNN arabe »), l’achat dans les secteurs du luxe (immobilier, hôtellerie), le sport (acquisition de clubs, organisation d’événements internationaux dont la Coupe du monde de football 2022), ou encore l’achat de terres arables (en vue d’assurer l’indépendance alimentaire et la stabilité des prix pour sa population). La stratégie économique et financière de l’émirat se complète d’une volonté d’imposer le Qatar comme lieu d’échanges et de rencontres des idées et des acteurs de la globalisation. Le « forum (annuel) de Doha », sorte de « Davos arabe », porte cette ambition qui procède aussi d’une logique de soft power. Outre l’organisation continue de colloques et autres rencontres internationales, la création d’un « Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique » et le financement (y compris en Occident) de mosquées et d’associations proches de l’idéologie des Frères musulmans œuvrent au renforcement de son rayonnement religieux dans le monde musulman sunnite.


En ce sens, le soulèvement de peuples arabes a rapidement été perçu par le Qatar comme l’occasion historique d’une renaissance de l’islam politique dont il serait le vecteur principal. De fait, le Qatar est actif dans les différents théâtres nationaux du « réveil arabe », mêlant stratégie de médiation et stratégie d’intervention (avec l’accord tacite des Occidentaux, et des États-Unis en particulier) : mobilisation de sa chaîne emblématique Al-Jazeera, financement des partis affiliés aux Frères musulmans (en Tunisie, en Libye, en Egypte), soutien matériel et financier des rebellions djihadistes (Libye et Syrie), voire intervention militaire directe dans le cadre d’une coalition internationale dirigée par les Occidentaux (sous l’égide de l’OTAN, en Libye). Le réveil des peuples arabes est ici perçu comme une occasion historique de s’imposer- directement ou indirectement- comme un leader du monde arabe.


Ne craignant pas la contradiction, ce régime autoritaire, adepte du wahhabisme, n’hésite pas à invoquer les valeurs de la démocratie pour justifier son ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays. Or derrière le discours officiel, le Qatar ignore le pluralisme politique, la séparation des pouvoirs et la garantie (politique, juridictionnelle) des droits et libertés des individus. Une réalité dont pâtissent les citoyens qataris- soumis à un régime de liberté réduit à sa plus simple expression, conformément à la doctrine ultra-conservatrice des Frères musulmans-, mais aussi les travailleurs immigrés présents en masse, dont le statut et les conditions de travail dérogent aux standards du droit international applicables en la matière.


Engagé dans une stratégie ambitieuse de soft power, l’Emirat ne saurait ignorer plus longtemps les contradictions qui entachent sa crédibilité internationale. Le rayonnement déclinant de la chaîne Al-Jazeera est significatif : en pointe dans les divers soulèvements des peuples arabes (sauf à Bahreïn …), cette chaîne symbole de l’Emirat a perdu beaucoup de son crédit journalistique en s’alignant systématiquement sur les intérêts de son pays. C’est l’un des défis que devra relever le successeur et héritier de Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al-Thani, son fils Tamim : instiller de la cohérence dans la stratégie globale de cette micro-monarchie hyper-ambitieuse.

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