ANALYSES

Le monde du XXIe siècle : un monde d’idées

Presse
24 octobre 2013

Les mots, les idées et les idéologies participent (encore et toujours) à la vie internationale.


Si le XXe siècle fut traversé par de "grandes tempêtes idéologiques" (Isaiah Berlin) articulées autour de l’opposition entre le marxisme et le capitalisme, le monde du XXIe siècle n’est pas idéologiquement aseptisé.


La fin de l’histoire des idées avec la consécration de la "démocratie de marché" reste à démontrer. Le temps des idées n’est pas révolu. Malgré les apparences, la globalisation ne se résume pas aux préceptes néolibéraux de la libre concurrence et de la libre circulation des marchandises et des capitaux. Il y a une globalisation "des produits et des idées" (Jared Cohen et Eric Schmidt, The New Digital Age, 2013).


Les idées circulent, s’échangent, se confrontent et s’opposent sur un marché des idées non monopolistique. Une "offre idéelle" existe au-delà du néolibéralisme: décroissance, souverainisme, écologisme, néo-conservatisme ou encore l’islamisme. Grâce aux pétrodollars, le Wahhabisme est devenu un véritable produit idéologique d’exportation pour les pays du Golfe en général et l’Arabie saoudite en particulier. Le déclin du nationalisme arabe et la Révolution islamique en Iran (1979) ont nourri ce dynamisme idéologique fondé sur la confusion entre le politique et le religieux résumé par le slogan des Frères musulmans: "le Coran est notre Constitution".


Si les soulèvements des peuples arabes depuis 2011 témoignent de ce phénomène prégnant, l’islamisme n’a pas mis fin à l’autoritarisme laïc (Egypte) et doit faire face à l’affirmation de courants progressistes animés par les valeurs démocratiques du pluralisme politique, de la dignité humaine et de justice sociale. En cela, le "réveil arabe" est traversé par des forces idéologiques a priori contradictoires susceptibles de s’affronter (voir la scission au sein même de l’opposition syrienne), mais aussi de se combiner et de s’allier (la troïka au pouvoir en Tunisie).


Si les Etats ne sont pas les acteurs exclusifs de ce monde des idées, ils ont perçu en elles un vecteur de puissance non négligeable dans un monde globalisé et interdépendant. Penser le monde, c’est faire montre d’une "volonté d’influence". La capacité à produire et à diffuser des idées relève du soft power des Etats qui en ont les moyens et la volonté.


Prenant acte de son déclassement international (sur l’échelle du hard power), la France s’est engagée dans la course à l’influence. Une stratégie qui s’est construite notamment sur la base de principes (indépendance nationale, multilatéralisme, droit des peuples à l’autodétermination, exception culturelle, droits de l’Homme) qui traduisent une "certaine idée d’elle-même", de sa singularité et de son rayonnement international.


Reste qu’aucune puissance étatique, y compris la France, ne saurait échapper à la tension éventuelle entre ses intérêts stratégiques et les idées ou valeurs affichées par sa diplomatie. En cas de contradiction, le réalisme fait prévaloir les intérêts nationaux-individuels sur la posture idéelle ou morale. Les lois de la realpolitik nourrissent ainsi un discours fluctuant, à géométrie variable, dans lequel les idées sont des instruments au service des intérêts et de la puissance.


Les néo-conservateurs l’ont bien saisi. Décision idéologique, l’invasion militaire anglo-américaine de l’Irak en 2003 a été précédée d’une invasion d’idées, une propagande construite autour des notions de "guerre juste" et de "démocratie". Même si le binôme Bush-Blair a échoué dans sa quête de légitimation d’une guerre illégale, la tentation demeure pour les puissances étatiques de passer outre les prescriptions du droit international pour faire prévaloir leurs intérêts et/ou leurs conceptions propres.


En atteste le discours franco-américain tenu à la suite de l’usage d’armes chimiques dans le conflit syrien, et qui laissait présager d’une intervention militaire sans l’aval pourtant juridiquement nécessaire du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour signifier le caractère moral de la position française, le président Hollande n’a pas hésité à parler de "punir" le régime de Bachar el-Assad, discours qui basculait ainsi dans un registre moral dont la pertinence et l’efficacité sont discutables dans les relations internationales.


La vie internationale est faite de mots véhiculant des idées et susceptibles de se traduire en actes. Récemment, de manière moins idéologique que stratégique, la plupart des responsables américains et européens ont préféré les formules équivoques et entortillées pour commenter la destitution du président égyptien Mohammed Morsi (premier raïs élu démocratiquement dans l’histoire du pays) par l’armée, plutôt que de reconnaître la nature réelle et prosaïque de l’évènement: un "coup d’Etat militaire", conséquences juridico-financières obligent.


La politique étrangère de la France tente de promouvoir des concepts (francophonie, exception culturelle, service public, laïcité) qui sont l’expression d’une identité et/ou d’intérêts nationaux. Pourtant, la France semble en difficulté dans cette bataille des idées. Sa capacité à penser le monde y compris l’avenir de l’intégration européenne est mise à l’épreuve. A l’inverse, Justin Vaïsse souligne que les Etats-Unis "continuent d’être les pourvoyeurs de concepts pour penser le monde" (Le Monde Géo et Politique, 22 février 2013).


Avec Pierre Hassner, il avait déjà souligné que "l’un des traits frappants [du débat aux EU], par rapport à d’autres pays, réside dans la diversité des opinions et la profusion de ses modes et de ses lieux d’expression » (in Washington et le monde, Dilemmes d’une superpuissance, Paris, CERI, 2003).

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