ANALYSES

La politique de la France au Sahel est inadaptée

Presse
19 décembre 2013

L’intervention des troupes françaises en Centreafrique, faisant suite à un an d’intervalle à l’intervention au Mali, ne peut que nous interpeler. La France est-elle destinée à (re-)devenir le gendarme de l’Afrique francophone ? Après l’afro-pessimisme en vogue il n’y a pas si longtemps, on nous rebat les oreilles depuis une décennie sur les succès de l’Afrique dont les taux de croissance nous font pâlir d’envie ; mais manifestement, et c’est bien inquiétant, malgré ces performances certains pays sont en train d’imploser. Que se passe-t- il en particulier au Sahel ?


IMPASSE DÉMOGRAPHIQUE


Les pays sahéliens sont en fait confrontés à un faisceau de contraintes qui se resserrent, et qui présentent de fortes analogies avec la désastreuse situation de l’Afghanistan. Certes, les différences culturelles et géographiques entre ces deux mondes sont immenses. Mais, comme en Afghanistan, la bombe démographique annoncée de longue date est en train d’exploser.


En doublant tous les vingt ans, la population exerce une pression croissante sur les ressources naturelles. Les pays du Sahel se trouvent désormais dans une impasse démographique bien illustrée par le cas du Niger : sa population était de 3 millions à l’indépendance, en 1960. Elle devrait dépasser 55 millions en 2050.


Comme en Afghanistan, cette crise environnementale se conjugue avec un sous-investissement public et privé dans l’agriculture, qui joue pourtant un rôle clé dans développement économique, et un sous-équipement du monde rural.


Comme en Afghanistan, la crise environnementale aiguise les tensions entre des communautés qui jusqu’ici vivaient en relative bonne entente.


Comme en Afghanistan, l’effritement de la présence de l’Etat dans les zones rurales périphériques (absence ou corruption de la gendarmerie, de la justice et de l’administration territoriale) laisse place au pouvoir de groupes mafieux mêlant trafics illicites et fondamentalisme religieux.


Comme en Afghanistan, ces groupes mafieux sont les seuls à offrir à une population très jeune, confrontée à un chômage de masse, des perspectives en termes de revenu, d’ascension sociale et d’idéologie mobilisatrice.


Comme en Afghanistan enfin, ces groupes mafieux disposent, avec le Fezzan libyen, de zones de repli inexpugnables où ils peuvent se ravitailler en armes.


Au total, nous découvrons à travers la crise malienne l’ampleur gigantesque de la crise qui couve dans un Sahel qui comptera plus de 200 millions d’habitants en 2050. Il s’agit d’une crise multiforme, économique, humanitaire, politique et sécuritaire. Une crise qui ne manquera pas de nous affecter directement, par la multiplication des prises d’otage, l’essor du trafic de cocaïne et d’armes, le terrorisme et bien sûr l’immigration.


UN DÉFI POLITIQUE, MILITAIRE ET ÉCONOMIQUE


La réponse à ce défi repose sur trois composantes : militaire, politique et économique. Au Mali, l’armée française a relevé, du moins pour le court terme, le défi militaire. Pour le court terme, car il reste à construire au Mali une armée digne de ce nom ainsi que l’appareil régalien indispensable à l’exercice de l’autorité de l’Etat.


La réponse politique est en cours, avec la tenue des récentes élections présidentielles et législatives, mais implique la mise en œuvre d’un délicat processus de décentralisation. La bonne nouvelle est que le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) a une claire conscience de la nécessité de reconstruire l’Etat malien et ne perçoit pas son rôle comme le président Karzai , essentiellement médiateur entre groupes mafieux.


Mais quid du développement économique ? Cette dimension est fondamentale et va bien au-delà des chiffres d’un PIB gonflé par des exportations minières. Car si le Mali ne peut offrir des emplois et des conditions de vie satisfaisantes à sa jeunesse, les efforts militaires et politiques se révèleront vains.


A l’annonce des 3,5 milliards de dollars promis par la communauté internationale à Bruxelles, on pourrait croire que ce problème est également en bonne voie de solution. Nous n’en sommes pas convaincus. Certes, les grandes institutions multilatérales ont un exceptionnel savoir-faire et de multiples compétences. Mais ce savoir-faire a beaucoup de difficultés à s’exprimer dans les pays déstructurés où l’administration est, comme au Mali, incapable d’organiser et de coordonner efficacement leur aide.


Les cas de l’Afghanistan et d’Haïti, où la pagaille et l’inefficacité en matière d’aide sont devenues des cas d’école, sont là pour nous le rappeler. Ces institutions manquent cruellement de cadres francophones expérimentés.


Enfin et surtout, ces institutions ont perdu au cours des années l’expertise qui était la leur dans des domaines fondamentaux pour le Sahel : le développement agricole, le développement rural et le renforcement institutionnel.


DES PRÊTS INADAPTÉS


Il est ici très regrettable que les choix historiques de la coopération française, confiant l’essentiel de ses ressources d’aide à ces institutions et intervenant essentiellement au plan bilatéral par des prêts inadaptés au cas du Sahel, ne lui permettent pas d’exercer une influence concrète, par des cofinancements, sur ce que feront les institutions multilatérales au Sahel.


Le paradoxe est en effet que c’est la France, avec l’Agence française de développement et ses instituts de recherche, qui dispose d’une expertise sur ces régions, mais les multilatéraux sans expertise qui disposent des ressources.


L’inadaptation de toute notre politique d’aide au développement aux problèmes posés par le Sahel apparaît maintenant dans toute sa contradiction. Notre aide bilatérale consacrée au développement rural au Sahel n’a ainsi représenté ces dernières années que 15 millions d’euros par an environ, sur une aide annoncée de 10 milliards.


On est consterné de noter que les récents événements du Mali n’ont provoqué aucune inflexion dans le chapitre consacré à l’aide au développement de notre loi de finances 2014, où l’on recherchera en vain les mots « Mali » ou même « Sahel ».


La contradiction entre ce texte et les deux derniers rapports du Sénat de MM. Larcher et Chevènement consacrés au Sahel et au Mali, qui tirent avec vigueur la sonnette d’alarme, est plus que surprenante. Notre paquebot « aide publique au développement » s’agite certes et organise des conférences… mais pour ses choix budgétaires, il suit sa route imperturbable, autiste aux malheurs du Sahel. Ceux-ci risquent fort de devenir prochainement aussi les nôtres.

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