ANALYSES

Comprendre le monde arabe en 2014

Presse
27 décembre 2013

Comprendre le monde arabe* en 2014 consiste d’abord à dépeindre le tableau d’un monde en mutation, traversé par un souffle contestataire: un souffle global, mais qui varie sensiblement dans sa forme comme dans son intensité; un souffle ancré dans des réalités nationales/locales, mais qui a provoqué une profonde onde de choc internationale.


Si l’issue des processus enclenchés demeure incertaine, 2014 pourrait être une année décisive pour le destin de la guerre civile syrienne, pour l’unité du Liban, mais aussi pour celle de l’Irak et de la Libye, pour la transition démocratique tunisienne (nouvelle constitution et élections législatives) et égyptienne (référendum constitutionnel), pour la poursuite du statu quo algérien (élection présidentielle), pour la création d’un "Etat palestinien", …


Ces enjeux s’inscrivent dans une dynamique à la fois nationale et transnationale, qui vient conforter la représentation à la fois unitaire et plurielle du "monde arabe". À quoi celui-ci correspond-t-il aujourd’hui? L’idée même de "monde arabe" – comme celle d’Occident – ne va pas de soi. Il s’agit d’une idée moderne, d’une construction intellectuelle et idéologique. Celle-ci s’élabore au déclin de l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle et avec la montée du nationalisme arabe au milieu du XXe siècle.


Le discours nationaliste arabe appelant à l’unification de ce "monde" n’a pas abouti à la naissance d’un "État-nation panarabe", mais à la création d’une organisation plus modeste: la Ligue des États arabes. Cette organisation internationale présente un intérêt formel car ses membres fournissent une liste officielle de 22 pays où la langue arabe est une langue officielle. Ce monde arabophone occupe un espace d’environ 13 millions de km², vaste continuité territoriale allant de l’océan Atlantique au Golfe persique, située à la croisée de trois continents (Europe, Asie et Afrique).


Ainsi, le monde arabe peut être présenté comme un espace géoculturel cohérent qui recouvre l’ensemble des États où l’arabe est une langue officielle et dont la majorité de la population proclame son arabité.


Au sein de cet espace, le rapport à l’islam y est à la fois structurel et équivoque. L’islam étant source d’unité et de divisions (politiques, communautaires) des Arabes, il convient de dissocier les mondes arabe et musulman (en raison de l’absence d’équivalence entre Arabes et musulmans). Tous les États arabes ne sont pas musulmans (certains sont multiconfessionnels) et le monde musulman comprend des pays qui ne sont pas arabes. Si l’islam demeure un facteur culturel et identitaire qui cimente la cohésion du monde arabe, son unité repose surtout sur une langue écrite classique (pratiquée à l’écrit, mais aussi à l’oral dans la vie publique et culturelle, l’enseignement ou les médias) et la parenté des dialectes parlés, une littérature ancienne et moderne, autant de véhicules de représentations et d’idées.


La langue est le pilier d’une culture arabe classique enrichie de créations modernes par des figures artistiques contemporaines. La culture arabe ne s’est pas construite en vase clos: elle est le produit d’influences venues d’autres cultures: andalouse, ottomane, perse, mongole, indienne, mais aussi – et de plus en plus – occidentale.


En cela, le patrimoine commun n’exclut pas la diversité, loin s’en faut. Mieux, derrière son apparente unité, le monde arabe est un monde fragmenté. Au-delà de la dualité Maghreb/Machrek (simpliste à maints égards), le monde arabe est traversé par des frontières juridiques, des cultures locales variées, des déséquilibres territoriaux, des disparités (interétatiques et intra-étatiques) extrêmes sur le plan économique et social, des dynamiques politiques contrastées (outre la coexistence de Républiques et de monarchies, les régimes sont déstabilisés par un souffle populaire né en 2011), une transition démographique accélérée, des lignes de fractures internes (entre tribus, communautés, minorités religieuses, linguistiques) et internationales ou géopolitiques.


Les pôles historiques de civilisation et de puissance (le Caire, Damas et Bagdad) sont concurrencés par le dynamisme des pétromonarchies. La manne pétrolière et gazière a assis le leadership de l’Arabie saoudite et permis la montée en puissance d’un micro-État comme le Qatar. Loin d’accélérer l’intégration régionale arabe, cette ressource s’affirme au contraire comme un vecteur de confrontations interarabes. Or les tensions propres à la quête de leadership expliquent en partie l’échec de l’organisation censée incarner l’unité arabe (la Ligue des États arabes).


Alors que l’ordre international est affecté par les bouleversements internes suscités par le réveil des peuples arabes, le XXIe siècle signe avant tout la fin d’un monde occidentalo-centré et la fin de l’hégémonie occidentale. Le nouvel ordre mondial se dessine autour d’un centre de gravité qui glisse irrémédiablement de l’Occident vers l’Asie. Après cinq siècles de domination au cours desquels l’Occident a imposé sa volonté et ses normes, celui-ci perd le monopole de la puissance économique, démographique et culturelle.


Les nouvelles puissances incarnées par les "BRICS" (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ébranlent l’ordre établi depuis la disparition de l’URSS en 1991 et la fin de la Guerre froide. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, première puissance démographique et deuxième puissance économique mondiale, la Chine – qui est un "monde" en soi – est destinée à concurrencer la superpuissance américaine. Si cette dynamique ne s’inscrit pas dans le cadre d’une confrontation idéologique, l’absence de prétention impérialiste de la Chine ne doit pas tromper: "tout est volonté de puissance". Pour le monde arabe, ce mouvement se traduit par une double dynamique de désoccidentalisation et d’asiatisation.


Affectée par les nouveaux équilibres mondiaux, la géopolitique du monde arabe demeure dépendante de données liées aux ressources naturelles. Sur ce plan, si les hydrocarbures ou l’ "or noir" joue encore un rôle structurel, l’accès à l’eau ou l’"or bleu" devient un vecteur de dépendance de plus en plus prégnant pour le monde arabe. Sur ce plan, l’année 2013 se conclut sur une note positive, puisqu’un accord (obtenu après onze ans de négociations) a été signé entre Israël, la Jordanie et l’Autorité palestinienne pour tenter de sauver la mer Morte et lutter ainsi contre la pénurie d’eau dans une région où les points d’eau comme les points d’accord sont autant de matières rares…

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