ANALYSES

La Russie peut-elle étrangler l’Europe en nous coupant le gaz ?

Presse
4 mai 2014
Interview de Nicolas Mazzucchi - Atlantico
Dans le climat d’extrême tension qui règne entre Moscou, Kiev et, indirectement, l’Union européenne, les enjeux énergétiques se font plus pressants. D’autant plus qu’un quart du gaz consommé au sein de l’UE provient de Russie, dont 60 % transitant par l’Ukraine
La Russie est le premier fournisseur d’hydrocarbures de l’Union européenne (qui absorbe 40% des exportations de gaz russe, ce qui représente 19% de la consommation totale de gaz de l’UE). Quels sont les pays les plus dépendants de la Russie, et à quel point ?

La question de la dépendance à la Russie se pose différemment si l’on parle du gaz ou du pétrole. Concernant le premier, les pays les plus dépendants de Moscou sont ceux qui sont géographiquement les plus proches de la Russie ; en fait, la dépendance au gaz russe diminue au fur et à mesure que l’on s’éloigne d’elle. Ainsi, les pays les plus dépendants sont avant tout les Pays baltes (100%), la Bulgarie (100%), la Pologne (90%), la République tchèque (88%), etc. Il s’agit bien évidemment d’un héritage historique dû à la Guerre Froide puisqu’à cette époque la Russie – et à travers elle l’Asie centrale – servait déjà de réservoir de matières premières pour les démocraties populaires du bloc de l’Est. Hors des pays d’Europe centrale et orientale, l’Allemagne est, parmi les pays de l’Europe occidentale, le plus dépendant au gaz russe avec près de la moitié de sa consommation annuelle. Il est important de noter que l’Allemagne a un lien profond avec la Russie, notamment en matière énergétique, depuis les années 70. C’est en effet le chancelier Willy Brandt qui a favorisé le développement des relations économiques entre l’Est et l’Ouest et permis la création de l’axe énergétique Berlin-Moscou actuel.

Concernant le pétrole, la principale destination des exportations russes est là aussi l’Allemagne qui se trouve, une fois de plus, particulièrement dépendante de Moscou. Les autres grandes économies européennes (Pays-Bas, Italie, France et même Royaume-Uni) sont également de grands consommateurs de pétrole russe.
Qu’en est-il pour la France ?

La France n’utilise pratiquement pas de gaz pour sa production électrique. Le mix électrique français se concentre avant tout sur le nucléaire (75%) et l’hydroélectrique (18%). Dans ce cadre, où le gaz a principalement des usages domestiques (cuisson, chauffage), la Russie n’est que le 4e fournisseur du pays, loin derrière les Pays-Bas, la Norvège et l’Algérie. Il est néanmoins important de remarquer que cette part de la Russie dans les approvisionnements français (15%) a augmenté suite à l’entrée de GDF SUEZ dans le consortium chapeautant le nouveau gazoduc Nord Stream passant sous la Baltique.
A cet égard, le recours à l’énergie nucléaire protège-t-il la France ? D’autres pays comme l’Allemagne payent-ils le prix de leur sortie de cette filière ?

En effet, la première garantie de sécurité énergétique de la France c’est le recours à l’énergie nucléaire avec la maîtrise du savoir-faire français en ce domaine. La France est, avec la Russie d’ailleurs, l’un des deux seuls pays à disposer d’une entreprise ayant une maîtrise complète de la chaîne de valeur nucléaire. L’Allemagne, si elle est sortie de la filière nucléaire, reste un importateur d’électricité produite notamment grâce au nucléaire. Si Berlin met en avant le déploiement de solutions renouvelables pour sa transition énergétique hors du nucléaire, celle-ci se fait pour le moment principalement grâce au charbon national et aux hydrocarbures venus de Russie. Cela n’est d’ailleurs pas sans poser de problèmes puisque l’énergie y est non seulement bien plus chère qu’en France, mais en plus l’Allemagne est l’un des principaux pollueurs mondiaux (6e rang mondial) quand la France est, eu égard à son importance économique et à la taille de sa population, plutôt un pays « vertueux ».
En pleine crise de Crimée, deux grands groupes allemands ont vendu une partie de leurs activités dans l’énergie à Gazprom et Rosneft. Dans quelle mesure cette dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou influe-t-elle sur les relations UE-Russie ?

La Russie sait pertinemment qu’elle peut à tout instant laisser planer une menace, non pas de coupure des approvisionnements, mais de ralentissement ou de renchérissement de ces derniers. Les autorités de Moscou ne cessent depuis quelques semaines de brandir la possibilité de contre-sanctions économiques dont ils mettent en avant le caractère particulièrement dommageable pour les économies européennes. Si la Russie est un important fournisseur de matières premières énergétiques, elle est un pays encore plus stratégique comme fournisseur des industries de pointe. La Russie est en effet un producteur-régulateur de flux mondiaux sur la quasi-totalité des métaux considérés comme stratégiques pour l’industrie. Conscients de cette situation, les chefs d’entreprise européens ne cessent d’alerter leurs gouvernements comme lors du Forum franco-russe organisé par l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) le 24 avril, sur les conséquences économiques d’une détérioration importante des relations avec la Russie. Il y a donc une influence directe des relations économiques sur les relations diplomatiques.
Selon l’Agence internationale de l’énergie, la demande européenne de gaz devrait augmenter de 50% d’ici 2020 et, selon le ministère russe de l’Energie, la Russie pourrait fournir 70% du gaz importé par les pays européens. Quelles seraient les conséquences d’une telle emprise ?

Il faut rajouter que selon l’AIE et l’OCDE la demande des pays européens en pétrole devrait quant à elle baisser progressivement d’ici à 2050, rééquilibrant un peu la balance. Toutefois si la Russie devait augmenter sa part dans la fourniture de gaz à l’UE – sans même parler de son emprise sur les métaux stratégiques ou les matières premières alimentaires comme le blé – cela deviendrait un véritable problème stratégique pour l’Union européenne. La mono-dépendance, quel que soit le fournisseur, reste un danger en termes d’influence géopolitique ; même si dans ce cas le producteur est également dépendant de son client pour ses revenus nationaux. Il me semble néanmoins que la Russie regarde aussi de plus en plus vers l’Est, tablant sur une croissance économique des pays d’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud) qui apparaît plus dynamique que celle de l’Europe. Une Russie ayant diversifié ses clients vers l’Est mais étant capable de fournir encore plus l’Ouest serait pour le coup extrêmement influente.
La Russie est-elle un partenaire fiable en matière d’énergie ? Quelles sont les alternatives au gaz russe ?

Lors des premières « guerres gazières » avec l’Ukraine entre 2006 et 2009, la Russie s’est dédouanée en mettant sur le dos de Kiev les défaillances dans les approvisionnements de l’UE. C’est notamment suite à cette affaire qu’ont été proposés les projets de gazoduc sous la Baltique (Nord Stream) et sous la Mer noire (South Stream). Cette question de la fiabilité s’est donc déjà posée, et la réponse de la Russie a été d’arrimer encore plus l’Europe grâce à ces deux projets dont l’un (Nord Stream) rentre en opération cette année. Au niveau des réserves en hydrocarbures, la Russie dispose des 2e mondiales en gaz et des 7e en pétrole, sans même parler d’éventuelles réserves non-conventionnelles qui devraient également abonder eu égard à la taille du pays. En matière de ressources il n’y a donc pas de soucis. Les principales compagnies pétro-gazières russes ont également montré leur efficacité. S’il devait y avoir un problème de fiabilité cela viendrait plutôt du pouvoir central qui garde la haute main sur tous les secteurs jugés stratégiques, au premier rang desquels l’énergie, et serait tenté de s’en servir à des fins d’influence.

Les principales alternatives se trouvent de l’autre côté de la Méditerranée, notamment pour les pays d’Europe du Sud comme l’Italie, l’Espagne ou la France. Pour les autres, plusieurs solutions existent notamment avec le recours au gaz naturel liquéfié (GNL) des pays du Golfe. Certains pays comme la Pologne ou la Roumanie ont tenté, apparemment sans grand succès, l’aventure du gaz de schiste. Les Etats-Unis, dans le contexte de la crise ukrainienne tentent d’apparaître comme une alternative crédible à la Russie, transformant un problème géopolitique en problème géoéconomique. Arguant de la production nationale de gaz de schiste, ces derniers veulent maintenant devenir des exportateurs à destination de l’Europe, le traité Transatlantique leur offrant un merveilleux cadre pour cela, même si des barrières technologiques (manque d’infrastructures d’exportation) et juridiques (les Etats-Unis ne peuvent exporter d’énergie que vers les pays avec lesquels ils ont un traité de libre-échange) demeurent. Les pays d’Europe de l’Est comme les Pays baltes ou la Pologne se montrent particulièrement sensibles à ces propositions américaines qui leur permettraient, en théorie, d’échapper à la mainmise de la Russie, mais qui au fond ne ferait qu’échanger une tutelle contre une autre.
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