ANALYSES

En Ukraine, Kiev est en train de perdre militairement

Presse
26 août 2014

Spécialiste de la Russie, vivant à Moscou, Arnaud Dubien, 39 ans, est directeur de l’Observatoire franco-russe, un think tank créé en mars 2012 à l’initiative de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe. Il a dirigé l’ouvrage collectif « Russie 2014. Regards de l’Observatoire franco-russe », publié par les éditions du Cherche-Midi.


La rencontre de Minsk entre les présidents russe Vladimir Poutine et ukrainien PetroPorochenko est­elle signe d’une détente entre les deux pays ?

En soi, c’est bien qu’ils se parlent, mais il ne faut pas nourrir trop d’espoirs, car ni les Ukrainiens, ni les Russes ne sont prêts à discuter sérieusement. Les affrontements vont donc se poursuivre et cela pourrait durer longtemps. Toutefois, au vu de ce qui se passe sur le terrain, les Ukrainiens me semblent plutôt en train de perdre.


Militairement ?

Oui, ils sont dans une impasse, contrairement à ce qu’ils affirment. D’abord, ils ont perdu la bataille de la frontière en ne parvenant pas à couper les séparatistes de la Russie – ce qui permet à ces derniers de recevoir une aide importante. Ils ont tenté de le faire durant l’été mais ont été battus après avoir été encerclés. L’armée ukrainienne n’est pas non plus parvenue à couper Louhansk deDonetsk, les deux villes tenues par les séparatistes. Il y a une dizaine de jours, elle s’est cassé les dents à Ilovaïsk. Et désormais les pro-russes sont à l’offensive au sud, en direction de Marioupol, sur la mer d’Azov.


Les pertes de l’armée ukrainienne sont importantes, avec plus d’une dizaine de morts tous les jours durant le mois d’août. C’est plus que ce que l’armée soviétique perdait en Afghanistan… Kiev annonce722 morts, dont près de 400 depuis le début du mois. A cela, il faut ajouter les blessés, entre 30 et 50par jour. A ce rythme, elle ne tiendra pas longtemps. Surtout que son aviation n’opère plus. Au début du conflit, Kiev alignait une cinquantaine d’avions et d’hélicoptères de combat. Entre 15 et 20 ont été abattus et la zone contrôlée par les pro-russes est devenue une no-fly-zone, du fait de la défense aérienne pro-russe. D’où l’usage de l’artillerie contre les villes où l’on compte plusieurs centaines de morts et des milliers de réfugiés. Pour l’instant, l’Occident ferme les yeux, mais ça ne durera sans doute pas. L’Elysée, en accord avec Berlin, a déjà appelé Kiev à la retenue.


En face, on ne connaît pas les pertes des séparatistes, qui doivent être importantes, mais ils reçoiventtoujours du matériel et sans doute des hommes depuis la Russie. Leur repli, en bon ordre, deSlaviansk, début juillet, n’a pas été une déroute. Militairement, la situation est donc bloquée.


Que pensez-vous de l’annonce d’élections législatives anticipées, le 26 octobre ?

C’était une décision attendue qui permettra d’assainir la situation politique à Kiev. Mais le scrutin ne pourra pas se tenir à Donetsk et à Louhansk, dans les zones séparatistes. Le problème demeure donc entier.


Et sur le plan diplomatique ?

Je constate beaucoup de pessimisme chez les diplomates européens, notamment français et allemands. Ils voient bien que, malgré leurs efforts, Kiev et Moscou restent dans une logique d’affrontement. Les Ukrainiens n’entendent pas négocier avec ceux qu’ils appellent des «terroristes». Ils sont dans une logique militaire de reconquête de leur territoire comme hier les Russes en Tchétchénie. Et pour conserver l’Ukraine, les Russes sont prêts à payer un prix très élevé, bien plus que nous sommes prêts à payer, nous-même, pour l’Ukraine… Quant aux Américains, ils ne font pas pression sur l’Ukraine pour qu’elle négocie et ce pays risque de se retrouver d’ici à quelques mois dans une situation beaucoup plus difficile, quand elle sera contrainte de négocier.


Pourquoi ?

Pour des raisons économiques. L’Ukraine est dans une panade indescriptible. Son PIB va reculer de7% cette année, l’inflation est à 20%, la monnaie s’effondre, la région industrielle du Donbass, où se déroulent les affrontements, ne tourne plus. Quant à l’industrie aéronautique et d’armement, elle fonctionnait grâce à l’industrie russe… Vladimir Poutine attend l’automne : l’Ukraine a besoin de 5milliards de m3 de gaz russe. Sans ces livraisons, les appartements ne pourront pas être chauffés à Kiev cet hiver. Le président russe, qui ne veut ni capituler, ni intervenir militairement, fait le pari du pourrissement : l’Ukraine est en train de couler.


Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?