ANALYSES

Julian Assange, délinquant de droit commun ou fauteur d’ordre public atlantique ?

Presse
1 septembre 2014

Le journaliste et patron de médias australien Julian Assange vit depuis deux ans, depuis le 19 juin 2012 précisément, reclus dans les locaux de l’ambassade d’Equateur à Londres. Les autorités suédoises ont sollicité de leurs homologues britanniques son extradition pour agression sexuelle. Le patron de l’entreprise d’information Wikileaks a sollicité et obtenu l’asile de la république de l’Equateur. Depuis 2012 la police de la capitale du Royaume-Uni veille aux portes et aux fenêtres de la légation sud-américaine pour empêcher toute fuite éventuelle de l’intéressé.


Cet étrange fait divers a connu un ultime rebondissement ces derniers jours. Julian Assange a signalé dans un entretien accordé au journal The Mail of Sunday du 17 août 2014, sa prochaine sortie. Il la revendique au nom des droits humains. Il considère en effet ses conditions de vie dans le huis clos d’une petite pièce en étage, insupportables, pires que celles d’un prisonnier, qui a accès à la lumière une heure par jour. La police britannique a tout aussitôt fait savoir qu’il serait arrêté dès qu’il passerait le seuil de l’ambassade équatorienne. Ses avocats, Baltasar Garzón et Jennifer Robinson, ont alors signalé qu’il n’avait jamais été question pour le journaliste australien d’abandonner la légation équatorienne sans garanties.


Étrange fait divers en effet que celui de l’asile accordé à une personne suspectée de délit sexuel par un gouvernement sud-américain ayant fait de l’éthique sa règle de conduite. Et tout aussi difficile à comprendre la mobilisation exceptionnelle de la police londonienne sur la situation d’un criminel de droit commun. Depuis deux ans, les deux gouvernements tentent de résoudre le différend sans y parvenir. Le fonctionnement de l’ambassade d’Equateur est fortement perturbé. La municipalité de Londres a signalé qu’elle commençait à trouver le temps long et la facture de cette vigilance renforcée, d’un montant de 7,5 millions d’euros, particulièrement élevée. Le Foreign Office a menacé en 2013 d’entrer en force dans les locaux diplomatiques équatoriens.


La violation de la Convention de Vienne, qui garantit l’immunité des sièges diplomatiques, ne pouvait être qu’un chantage sans suite, le Royaume-Uni étant membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Rafael Correa, le chef d’Etat de l’Equateur, l’a bien compris. Il a simplement rappelé que Julian Assange "était l’hôte de l’Equateur, qu’il était protégé, et pourrait rester le temps nécessaire dans les locaux de l’ambassade de Londres". Le coup de poker tenté par les autorités britanniques traduisait malgré tout la réaction épidermique, d’un gouvernement particulièrement contrarié. La commission mixte créée en juin 2013 a permis de surmonter l’incident, tout en consolidant le statu quo.


L’engagement réitéré à protéger Julian Assange signalé par l’Equateur, et le déploiement policier britannique destiné à l’arrêter, ne correspondent manifestement pas à l’enjeu officiel signalé, d’ordre sexuel. L’Equateur a proposé à la justice suédoise d’auditionner le journaliste australien dans ses locaux londoniens sur l’affaire d’abus et de viol qui lui est imputée. La Suède a refusé ce compromis et a réitéré sa demande d’extradition. Julian Assange n’est pas ou pas seulement un délinquant de droit commun. Il est l’enjeu, d’une dispute politique entre Equateur et Royaume-Uni. Un enjeu qui en masque un autre. Une autre chose qui renvoie à l’ordre du monde.


Julian Assange a créé une entreprise de presse en ligne, Wikileaks, qui a dévoilé publiquement le 29 novembre 2010, les messages protégés et échangés sans artifices de communication et d’emballage médiatique au sein de la diplomatie des Etats-Unis. Il a ainsi mis à nu les ressorts de la manipulation des esprits qui est à la base de la diplomatie d’influence. Les Etats-Unis ne le lui pardonnent pas. L’Equateur qui conteste, avec d’autres, le monopole de l’écriture du monde exercé par les Etats-Unis, le soutient. Julian Assange, poursuivi par les Etats-Unis pour crime de lèse information, a été ultérieurement et sans doute opportunément criminalisé par la Suède.


L’Equateur a écarté la diabolisation tardive présentée à Stockholm. Les autorités de Quito ont retenu ce qui pour elles était l’essentiel, le droit à l’information citoyenne revendiqué et pratiqué par le journaliste australien. Ricardo Patiño, ministre équatorien des affaires étrangères, rapprochant cette situation de celle d’Edward Snowden, a fait le commentaire suivant, qui au-delà du Royaume-Uni était adressé aux Etats-Unis: "Un pays s’est arrogé le droit d’espionner le monde entier (…), les personnes qui ont dénoncé des violations massives des droits humains sont persécutées".


Ce conflit, ces contentieux, sont particulièrement révélateurs des rivalités du jour entre Etats. La montée en puissance des émergents est sans doute économique. Elle fait l’objet à juste titre de nombreux articles et publications. Mais elle est aussi et de plus en plus idéologique. L’enjeu des concurrences est à tête multiple. Il concerne le commerce, la haute technologie, la défense mais aussi la maîtrise de l’information et de la communication.


Assange et Snowden sont au cœur d’une bataille qui cible le contrôle des esprits. Cette guerre, il s’agit bien en effet de cela, épargne des vies humaines, mais au prix du viol des consciences, et de la souveraineté des Etats. La maîtrise de ces guerres d’influence, exercée par les Etats-Unis, et leurs proches alliés de l’Organisation de l’Atlantique nord, est aujourd’hui contestée. Ce nouveau front a pu être défini en 2014 par le sociologue et essayiste mexicain, Sergio González Rodriguez, comme "champ de bataille" du monde actuel.