ANALYSES

Turquie : des élections compliquées pour l’AKP ?

Interview
25 mars 2014
Le point de vue de Didier Billion
Ces derniers mois ont été marqués par une mise sous contrôle par le gouvernement turc d’Internet ainsi que des réseaux de communication comme Facebook et Tweeter. Au vu de ces dérives autoritaires, comment peut-on qualifier le régime actuellement en place en Turquie ?

Rappelons tout d’abord que l’ensemble des mesures concernant les droits individuels et collectifs qui ont été prises au cours de ces dernières semaines contre les réseaux sociaux, notamment Facebook et, la semaine dernière, Tweeter, s’inscrivent en réalité dans une sorte de glissement liberticide généralisé du gouvernement turc depuis maintenant plusieurs années. On peut en effet considérer que, depuis trois ans, une série de mesures ont été prises touchant pour la plupart aux questions sociétales et visant à faire régner un ordre moral dans ce pays. C’était d’ailleurs l’une des causes de l’explosion du mouvement de contestation qui s’est produit l’année dernière, au mois de juin, notamment à Istanbul, dans un premier temps, ce mouvement ayant fait par la suite tâche d’huile dans la plupart des grandes villes du pays. En dépit de ce mouvement de contestation, le gouvernement est resté bien évidemment en place mais les faits politiques se sont compliqués depuis le mois de décembre 2013 puisque depuis lors une série de scandales de corruption et de cas de prévarication touchant les milieux proches du pouvoir ont été révélés. Evidemment, cette situation affaiblit l’autorité du Premier ministre mais le radicalisent dans le même temps puisqu’il considère depuis maintenant des semaines qu’il y a une sorte de complot intérieur, voire international, contre la Turquie. C’est une véritable fuite en avant qui est mise en œuvre par Recep Erdogan qui mène une campagne électorale extrêmement combative mais qui, en même temps, prend des mesures qui, de notre point de vue, sont tout à la fois condamnables et inefficaces. En effet, comment peut-on imaginer qu’en interdisant les réseaux sociaux cela puisse déminer les affaires de corruption et leur révélation ? Cette fuite en avant est préoccupante, c’est le moins qu’on puisse dire, mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes en présence d’un régime fasciste comme on peut le dire parfois. La nature de ce régime est très paradoxale : ce gouvernement et la majorité parlementaire ont été élus démocratiquement ; il n’empêche que c’est un gouvernement qui, par une série de mesures dont on vient d’en rappeler quelques-unes, est marqué par une sorte de vertige liberticide. C’est donc un régime incontestablement autoritaire et qui se radicalise graduellement et qui induit une dangereuse polarisation politique au sein de la société turque.

Les élections municipales qui se tiendront le 30 mars représentent un enjeu important pour le parti du Premier ministre Erdogan dont l’image a été grandement écornée suite aux récents scandales de corruption. Comment s’annoncent ces élections ? L’opposition bénéficiera-t-elle des déboires du pouvoir en place ?

Incontestablement, ces élections ne se présentent pas sous les meilleurs auspices pour le Premier ministre, et ce, pour les raisons évoquées précédemment – politique liberticide et surtout les scandales à répétition qui sont révélés dans la presse, et notamment sur les réseaux sociaux, quasi hebdomadairement. Pour autant, M. Erdogan, comme je l’ai évoqué, ne s’avoue pas vaincu. On a même l’impression que cette situation de tension extrême le galvanise et lorsque l’on écoute les meetings à répétition qu’il réalise à travers le pays, on est assez impressionné par la combativité de ce Premier ministre. Les derniers sondages d’opinion – qu’il faut manier avec grande précaution parce que nous sommes dans une situation politique très volatile voire délétère – donnent 35 à 38 % pour le parti de M. Erdogan. De nombreux commentateurs soulignent que c’est beaucoup moins que lors des dernières élections législatives puisque le parti recueillait 49.8 % des suffrages. C’est un fait, cependant, il faut comparer les choses comparables et lors des dernières municipales le parti AKP faisait 38 % des suffrages exprimés. Par conséquent, si ces sondages sont confirmés dans les urnes le 30 mars, ce sera une baisse finalement assez faible du score atteint par l’AKP. Cela prouve qu’au-delà de sa politique liberticide, qu’au-delà des graves atteintes à l’état de droit, qu’au-delà des remises en cause de la séparation des pouvoirs, qu’au-delà de l’ensemble des affaires de corruption gravissime qui existent, le parti semble continuer à avoir une base sociale et électorale assez solide.
L’opposition parlementaire, pour ce qui la concerne, ne bénéficie pas de cette situation de tensions et ne parvient pas réellement à faire, dans les sondages en tout cas, un saut qualitatif. Bien sûr, ses scores sont légèrement meilleurs que lors des précédentes échéances électorales mais cela ne renverse pas fondamentalement les rapports de force. Donc on est en droit de s’interroger quand même sur la capacité politique de ladite opposition à proposer une véritable alternative au pouvoir de M. Erdogan, tout en considérant que nous sommes dans le contexte d’élections municipales et qui ne pose pas directement la question du pouvoir. La situation turque est à la fois extrêmement polarisée à cause de la volonté du Premier ministre mais, d’autre part, les rapports de force politiques ne semblent pas radicalement modifiés. Les déboires du régime et du pouvoir en place ne bénéficient pas directement aux partis d’opposition et c’est bien là l’un des principaux paradoxes de la situation.
Enfin, tous ceux et celles – et ils étaient nombreux – qui s’étaient mobilisés dans la rue au printemps dernier, notamment à Istanbul, n’ont pas réussi à s’organiser pour traduire politiquement le mouvement de contestation qu’ils portaient il y a quelques mois. Or, et c’est une loi de l’Histoire, si les protestataires et ceux qui portent les manifestations ne sont pas capables de s’organiser, leur énergie politique n’est pas utilisée et se dissémine dans la nature.

Le 23 mars, l’armée turque a abattu un avion syrien qui aurait violé son espace aérien. Cet incident risque-t-il d’envenimer une situation régionale déjà compliquée ? Plus largement, le conflit syrien est-il susceptible d’avoir une influence sur la vie politique turque ?

Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que ce produit ce type d’accrochage aérien et considérons que cela ne modifiera ni les rapports de force, ni politiques ni militaires, ni en Syrie ni dans la région. Bien évidemment, c’est toutefois un facteur supplémentaire de tension. Les déclarations des autorités syriennes et turques en rajoutent évidemment, mais cela fait partie de la règle de ce type de situation. Au-delà de l’escalade verbale, il n’y aura pas d’escalade militaire. Il y a un moment de crispation, un avion a été abattu, mais tout cela passera pour « pertes et profits ». Ce n’est pas cet incident qui en tant que tel va modifier les options politiques des uns ou des autres. Par contre, ce qui est remarquable, c’est que le gouvernement turc, qui pendant une longue période a clairement soutenu le camp de ce qu’on appelle les « rebelles », y compris de façon logistique des groupes extrémistes, radicaux et djihadistes, est actuellement, et depuis quelques mois déjà, en train de revoir ses positions. Evidemment, ces djihadistes ne respectent aucunement les frontières et avaient quelques velléités de s’implanter en Turquie comme autant de bases arrières ce qui est contradictoire avec les intérêts de l’Etat turc. C’est surtout sur ces aspects qu’il y a une modification perceptible de la ligne politique défendue par le gouvernement turc à propos du dossier syrien.

Est-ce que ce conflit syrien peut avoir par ailleurs une influence sur la vie politique turque, notamment dans l’optique des municipales ? Probablement pas ou de façon totalement marginale. Mais ce qui est très intéressant, c’est le fait que des sondages datant de septembre 2013 indiquaient qu’une majorité de près de 56 % des sondés avait un point de vue critique sur la gestion par le gouvernement turc de la crise syrienne ce qui signifie qu’une partie de l’électorat du Premier ministre lui-même, sur ce dossier syrien, est assez critique. En d’autres termes, les Turcs craignent que ce conflit ne s’étende réellement en Turquie. Pour l’instant c’est néanmoins à peu près jugulé. Pour eux, il faut surtout trouver les solutions devant l’afflux massif de réfugiés qui ne restent plus dans la zone frontalière mais qui sont maintenant présents dans les grandes villes de Turquie jusqu’à Istanbul, dans la partie occidentale du pays. C’est évidemment une préoccupation parce que ce sont des centaines de milliers de réfugiés qui ont afflué en Turquie et cela pose un problème complexe de gestion. D’autant que la soi-disant communauté internationale n’a pas fait montre de beaucoup de solidarité matérielle pour aider le gouvernement turc à accueillir, dans des conditions à peu près décentes, ces réfugiés. Cette remarque vaut aussi pour l’afflux de réfugiés au Liban ou en Jordanie. On voit bien que ladite communauté internationale n’est pas capable, malgré les bonnes leçons de morale qu’elle n’hésite pas à prodiguer, d’aider réellement les pays qui sont en première ligne et qui accueillent les réfugiés syriens.
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