ANALYSES

Crise en Irak : quels sont les raisons et enjeux ?

Interview
7 janvier 2014
Le point de vue de Karim Pakzad
Un groupe proche d’Al-Qaïda a récemment pris le contrôle des deux principales villes de la province d’Al-Anbar, Falloujah et Ramādī, proches de Bagdad. Depuis lors, les forces de sécurité irakiennes tentent de reprendre les deux cités et le premier ministre, Nourri al-Maliki, a appelé la population locale à chasser les terroristes. Quels sont les enjeux d’une telle situation ?
La situation politique en Irak depuis plus d’un an est assez chaotique. La politique autoritaire du Premier ministre Nourri al-Maliki est contestée non seulement par les Arabes sunnites, qui sont hostiles au gouvernement irakien, mais également par certains alliés chiites et kurdes de M. Maliki. Depuis un an, plusieurs grandes manifestations, qui pouvaient parfois réunir plusieurs centaines de milliers de personnes, étaient organisées dans la province d’Al-Anbar pour demander la démission du Premier ministre et le changement de la politique du gouvernement irakien vis-à-vis des Arabes sunnites. Il faut reconnaître que depuis le renversement de Saddam Hussein et la mise en place d’un gouvernement irakien issu d’élections « démocratiques », selon le principe « un homme – une voix », les Chiites, majoritaires en Irak, avec leurs alliés kurdes, qui composent à eux deux plus de 70 % de la population de l’Irak, ont naturellement gagné les élections et ont formé un gouvernement. Mais dans une société où les Arabes sunnites, même minoritaires, ont gouverné pendant plusieurs décennies le pays et, surtout habitués aux largesses de Saddam Hussein, il est difficile d’accepter le statut d’une minorité à leur tour en marge du pouvoir. Les élections, même libres et transparentes, ne pouvaient pas seules répondre aux problèmes politique, économique et sociales d’un pays profondément divisé selon des critères ethnique et/ou religieux. C’est la raison pour laquelle ils ont boycotté les élections pendant une période. A partir de 2010, à partir du moment où ils ont accepté de participer aux élections, ils ont revendiqué une part du pouvoir dans le cadre de ce système électoral qui avait mis en place une majorité et une minorité. Le gouvernement irakien a répondu, en nommant plusieurs ministres sunnites ou leur attribuant des postes symboliques comme vice-président de la République (M. Hachémi, qui par la suite a été accusé d’aider les terroristes et s’est réfugié en Turquie) ou président du Parlement. Mais, la politique autoritaire de Maleki et l’absence d’une véritable partage du pouvoir avec les Arabes sunnites ont fait de ce cette communauté un terrain favorable aux organisations islamistes extrémistes, notamment l’organisation liée à Al-Qaïda, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) d’une part et de certains pays arabes, hostiles au régime chiite irakien, d’autre part.
C’est la levée des camps installés par les contestataires à Ramādī qui a provoqué la violence. Très vite l’EIIL, présent dans la province d’Al-Anbar, a pris l’initiative de chasser les forces de l’ordre gouvernementales à Ramādī et surtout dans la ville, ô combien symbolique de Fallouja, théâtre des grandes batailles entre les islamistes et les troupes américaines en 2003 et 2004. L’EIIL ne pouvait mettre la main sur Fallouja et Ramādī sans le soutien d’au moins une partie de la population.
Nourri al-Maliki demande à la population et surtout aux milices tribales, dont une partie est restée fidèle au gouvernement, de chasser l’EIIL. C’est une solution idéale pour le gouvernement, car une offensive militaire avec des armes lourdes et aviation causerait d’énormes pertes civiles dans une ville très peuplée. L’offensive américaine avait provoqué en en 2003 et 2004, plus de 6 000 morts civiles.

L’Iran s’est déclaré prêt à fournir des équipements militaires et à conseiller l’Irak. Ce soutien de Téhéran à Bagdad pourrait-il être déterminant dans la lutte du gouvernement irakien contre Al-Qaïda ? Comment analysez-vous la proposition iranienne dans le contexte régional actuel ?
La proposition iranienne d’aider l’Irak en matériel et en conseil montre une chose, qui n’est pas un mystère pour ceux qui connaissent la situation régionale : il existe des relations amicales et privilégiées entre l’Iran et l’Irak. D’ailleurs, l’instabilité de l’Irak est due en grande partie à ce sentiment que l’Iran a une grande influence dans ce pays. L’Iran, puissance chiite, et l’Irak gouverné majoritairement par les Chiites ont créé une situation considérée par les pays arabes du Golfe persique, notamment par l’Arabie saoudite, la puissance arabe sunnite de la région, comme une menace. Le Nord de l’Arabie saoudite est peuplé de Chiites qui se considèrent réprimés, sans parler des autres pays de la région où une importante minorité chiite y réside. A Bahreïn les Chiites sont majoritaires. La rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, sans parler d’autres pays comme la Turquie qui estime avoir des intérêts en Irak, est une source d’instabilité pour le pays. L’opposition arabe sunnite, y compris les organisations armées djihadistes, est soutenue par l’Arabie saoudite. Nourri al-Maliki a publiquement accusé Ryad de soutenir les terroristes islamistes en Irak.
Je ne pense pas que l’Etat irakien, dans la situation actuelle, ait besoin de l’aide iranienne sur le plan militaire, à savoir l’envoi de troupes. Mais cette déclaration iranienne, quelque part, montre au monde entier que l’Iran est l’allié de l’Irak et que ce fait-là est important dans le jeu régional comme on est en train de le voir en Syrie, au Liban et maintenant en Irak.

Selon l’ONU, l’année 2013 a été la plus meurtrière depuis 2008 avec plus de 8.800 morts comptabilisés. Aussi, au regard des derniers événements, il semble que l’Irak est toujours loin de connaître la paix. Quelles sont les perspectives de pacification pour le pays ?
Après quasiment quatre années d’accalmie durant lesquelles on pensait que l’Irak maitrisait la situation, on a assisté, à partir de la fin 2011, à une dégradation de la situation et à une multiplication des attentats suicides et terroristes, notamment contre la communauté chiite. C’est un retour à la situation qui existait entre 2003 et 2005 durant laquelle les attentats visaient les troupes américaines. Aujourd’hui, ce sont les forces de sécurité irakiennes et, surtout, les Chiites qui sont visés. Le nombre de tués est évidemment important mais il faut savoir que certains de ces attentats ont visé des mosquées et des lieux fréquentés par des milliers de personnes : c’est la raison pour laquelle il y a un nombre extraordinairement important de morts et de blessés dans ces attentats. Il faut reconnaître que le nombre d’attentats s’est multiplié démontrant qu’Al-Qaïda en Irak bénéficie d’un soutien aussi bien logistique, en matière d’armement, que financier de l’étranger mais aussi de complicités à l’intérieur du pays puisque, sans le soutien d’une partie de la communauté arabe sunnite, cette organisation terroriste, dont une partie des militants sont étrangers, n’aurait pas pu commettre de tels actes.
Aujourd’hui, nous sommes face une situation extrêmement compliquée. Personnellement, je pense que la démocratie, telle que nous la connaissons en Occident, à savoir basée sur des élections démocratiques, a échoué en Irak. Evidemment, dans un pays fondé sur l’appartenance communautaire et religieuse, les différents partis chiites et kurdes gagnent ensemble jusqu’à 70 %, et même davantage, des sièges au Parlement. Dans ce système, la communauté sunnite, si elle respecte la loi de la majorité et de la minorité, doit être dans la minorité et dans l’opposition. Mais cela ne se passe pas ainsi en Irak parce que le pouvoir est communautaire et religieux et de fait la population sunnite arabe qui représente 20 à 25 % de la population, si elle n’est pas associée au pouvoir, se sent marginalisée. La nouvelle constitution irakienne prévoit la mise en place d’un système fédéral mais celui-ci n’est pas appliqué, sauf par les Kurdes. Ainsi, les Arabes sunnites n’ont toujours pas leurs propres institutions régionales autonomes. Il faudrait donc que Nourri al-Maliki, ou la prochaine majorité qui gouvernera l’Irak, essaie de trouver un autre système ou applique la constitution, à savoir la mise en place d’un système fédéral pour que les Arabes sunnites, à travers leur Etat fédéré, bénéficient aussi bien des avantages financiers – c’est-à-dire de la part du revenu pétrolier qui leur revient -, que de projets en termes de construction, de développement, etc. Tant que le gouvernement irakien n’aura pas trouvé un système pour que la communauté arabe sunnite ne se sente pas exclue du pouvoir, l’instabilité demeurera. Cette situation ne pourra être réglée ni par une simple élection, ni par la violence.

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