ANALYSES

Etats-Unis/Russie : des points de vue incompatibles ?

Interview
3 juillet 2013
Le point de vue de
Entre la loi Magnitski, les mesures de rétorsions qu’elle a entrainées, le dossier syrien, et plus récemment l’affaire Snowden, les motifs de tensions entre la Russie et les Etats-Unis ne manquent pas. Le « reset » dont parlaient les Etats-Unis est-il toujours à l’ordre du jour ?

Le « reset » vis-à-vis de la relation américano-russe est mort et enterré comme sont mortes les promesses de fermeture de Guantanamo ou celle d’une politique privilégiant le droit international et la diplomatie plutôt que le recours à la violence. Jamais les drones américains n’ont assassiné tant de monde que sous l’administration Obama. Ce dernier est – peut-être – animé d’un idéal. J’en doute à la lumière de la désinvolture et du cynisme avec lesquels il a répondu aux critiques européennes dans le cadre des révélations d’espionnage de l’affaire Snowden. Mais quoi qu’il en soit ce sont bel et bien les faucons qui ont le lead au sein des cercles de décision américains. Et ils voient d’un très mauvais œil la résurrection de la puissance russe sur la scène internationale.
Il suffit de se rappeler les rodomontades de Mitt Romney pendant la dernière présidentielle, affirmant que la Russie était « l’ennemi numéro Un » des Etats-Unis, ou les mises en garde d’Hillary Clinton, affirmant que jamais les Etats-Unis n’accepteraient la reconstitution d’une nouvelle URSS, pour se rendre compte de la crispation qui règne au Pentagone et à la Maison Blanche face à un Kremlin qui a retrouvé les moyens de leur résister.

La semaine dernière, Barack Obama a, dans son discours prononcé à Berlin, appelé à des efforts renforcés en vue de la réduction des arsenaux nucléaires. Quelles sont les chances de voir la Russie collaborer avec les Etats-Unis sur ce dossier ?

Ce genre d’appel est aussi peu crédible que sa proposition de 2009 d’un monde totalement dénucléarisé, déjà faite par Gorbatchev en 1986…
Dans cette affaire de quoi parle-t-on ? De limiter le nombre de têtes nucléaires opérationnelles. Or la Russie est déjà légèrement en dessous du nombre de têtes fixé par le New Start , 1 550. Les Etats-Unis sont encore au-dessus. Sur ce point c’est donc à Washington de faire l’effort, pas à Moscou. Par ailleurs la Russie conditionne toute nouvelle avancée à des concessions sur le programme de bouclier antimissiles que les Américains veulent installer en Europe. Or si les Etats-Unis ont récemment décidé de limiter le déploiement de ce bouclier, ils refusent de prendre en considération les propositions russes.

Quelles sont ces dernières ?

1) Des garanties de la part des Etats-Unis que ce bouclier antimissiles ne vise pas à remettre en cause l’équilibre stratégique entre Russes et Américains, donc qu’il n’a pas pour cible l’outil de dissuasion russe. Les Américains se contentent d’assurances verbales. Pourtant s’ils visent réellement à protéger l’Europe et l’Amérique d’une hypothétique menace venue d’Iran, que leur coûte une garantie sur ce point ? Rien. D’une part parce que les Américains, qui se sont retirés unilatéralement en 2002 du traité ABM de 1972, limitant les dispositifs antimissiles, ont déjà démontré aux Russes le peu de cas qu’ils faisaient d’un accord entre les deux Etats lorsque leurs intérêts sont en jeu. D’autre part parce que les Américains ont gelé une partie de ce programme pour des raisons budgétaires, pas pour des raisons techniques. A moyen terme – dix ans – ce type de dispositif peut parfaitement être remis à l’ordre du jour.

2) Les Russes proposent, s’il s’agit vraiment de défendre l’Europe, de créer un bouclier commun et non conjoint. Ils arguent à juste titre que des fusées venant du Moyen-Orient vers l’Europe pourraient pénétrer dans leur espace aérien, ce qu’ils ne sauraient admettre. Dans ce cadre ils proposent de mettre à contribution leurs intercepteurs et leur réseau radar, qui couvre tout le Moyen-Orient…Les Américains refusent encore. Pourquoi ? Parce que le véritable enjeu est le maintien de l’OTAN – bras armé du leadership politique américain en Europe – et la fédération, autour des industries de la défense américaines concernées, des capacités technologiques européennes, essentiellement françaises, soit dit en passant. Les Américains veulent poursuivre avec le bouclier antimissiles ce qu’ils ont commencé avec le programme d’avion de combat F-35, couler l’Europe de l’armement. Ni la Russie, ni nous d’ailleurs, n’avons intérêt à ce que ces objectifs se réalisent. Et tant que la question des antimissiles ne sera pas tranchée, celle du désarmement nucléaire ne le sera pas non plus.

La Russie vient d’adopter un certain nombre de mesures jugées liberticides (lois punissant « l’offense aux sentiments religieux des croyants » et tout acte de « propagande » homosexuelle devant mineure, interdiction d’adopter pour les célibataires et couples homosexuels étrangers…). Assiste-t-on en Russie à un repli conservateur ? N’est-ce pas contradictoire avec la Russie moderne que Poutine a dit vouloir construire ?

La Russie est passée sans transition d’une société tsariste, conservatrice, profondément croyante et attachée aux valeurs traditionnelles du mariage, de la fidélité, de la foi… à une société prônant l’athéisme marxiste et « l’amour libre ». Mais il ne faut pas s’imaginer que les mœurs étaient libres en URSS. Ce n’était pas parce que les taux de divorces et d’avortements atteignaient des records que la sexualité était admise dans l’espace public… L’homosexualité était punie de prison par les communistes et considérée comme une maladie mentale. Les choses depuis la fin de l’Union soviétique ont tout de même évolué. La dépénalisation de l’homosexualité est notamment une avancée concrète. Alors c’est vrai les Russes n’ont pas connu de mai 68, les valeurs traditionnelles sont toujours sacrées. Mais est-ce une raison pour les condamner ? N’y a-t-il pas encore un double standard dans nos indignations ?
On évoque sans cesse le poids de l’église orthodoxe en Russie mais quel est le poids des lobbies religieux américains ? Les commandos anti-avortements sont-ils plus féroces dans la banlieue de Moscou ou dans le Middlewest ? Les Femen ou les Pussy Riots pourraient-elles violer une église aux Etats-Unis, scier une croix à la tronçonneuse, sans s’attirer les foudres de la police et de la justice ? J’en doute fort. La Russie est bien plus proche de nous par son rapport à la religion que les Etats-Unis. Mais nous avons, envers ces derniers, toute les indulgences alors que nous regardons encore la Russie avec les yeux de Custine.