ANALYSES

Manifestations en Turquie : quelles revendications, quelles conséquences ?

Interview
3 juin 2013
Le point de vue de Didier Billion
Qui sont les manifestants et que revendiquent-ils ? Ces tensions sont-elles une surprise ou étaient-elles palpables?

A l’origine, les manifestants sont des militants de la cause environnementaliste : le point de départ des manifestations est la défense d’un parc arboré qui se trouve à côté de la place centrale d’Istanbul. Certains dormaient sur place ou y faisaient des sit-in, mais la police est intervenue d’une manière extrêmement brutale, ce qui a, en réaction, suscité de vives violences. Ces confrontations indiquent malgré tout que les tensions ne touchent pour l’instant qu’une partie de la population : ce sont surtout des étudiants, dans un quartier où il y a beaucoup d’intellectuels de gauche, d’artistes, etc., ce qui peut expliquer qu’il y ait eu très rapidement une forte mobilisation. Par conséquent, même si des manifestations se sont aussi déroulées dans d’autres villes de Turquie, à ce stade, ce n’est pas un mouvement de masse. Politiquement, il symbolise néanmoins un état d’exaspération d’une partie de la population à l’encontre du gouvernement qui, depuis maintenant plus de deux ans, utilise des méthodes de plus en plus autoritaires, voire même liberticides.
Les manifestations représentent la cristallisation d’un certain ressentiment social, d’une frustration, qui a pu prendre d’ailleurs diverses formes, sur divers sujets. Ces dernières semaines par exemple, il y a eu un débat sur la vente d’alcool et son interdiction dans les épiceries de 22 heures à 6 heures du matin ; il y a eu aussi des déclarations du premier ministre sur le droit à l’avortement, etc. Les sujets se multiplient, mais les manifestations de ces derniers jours à Istanbul sont un peu l’étincelle qui met le feu aux poudres, et démontrent la profonde polarisation politique en Turquie ainsi que le ressentiment social d’une partie de la population.

Accusé de dérive autoritaire, le gouvernement est-il aujourd’hui menacé ?

Non. Il faut rester lucide : ce qui se passe n’est pas une crise de régime, même si les slogans les plus repris sur la place à Istanbul et dans d’autres villes de Turquie demandaient la démission du gouvernement et d’Erdoğan. Quand un gouvernement utilise des méthodes autoritaires, tout mouvement de contestation se concentre logiquement contre ce gouvernement. Cela étant, aux dernières élections législatives, en juillet 2011, près de 50% des suffrages exprimés ont soutenu Erdoğan. Les sondages effectués en mai avant les évènements violents donnaient eux aussi, en termes d’intentions de vote s’il y avait eu des élections, un peu plus de 40% au parti au pouvoir. Ce dernier est donc encore bien installé sur la scène politique. Il ne s’agit pas d’une crise de régime. Le gouvernement ne démissionnera pas.
En revanche, c’est un avertissement sur les méthodes du gouvernement, qu’une partie importante de la population ne supporte plus. Un parti reconduit trois fois comme parti majoritaire a tendance, malheureusement, à l’autoritarisme, voire même à certains glissements liberticides ; aggravés par le fait que le premier ministre a un caractère très emporté, parfois brutal et qu’il ne fait preuve que de mépris et condescendance vis-à-vis de toute contestation à son égard. Or, ceci n’est pas supportable dans une démocratie.
Par ailleurs, les partis d’opposition parlementaire n’ont pas toujours été à la hauteur, ce qui a laissé le devant du pavé aux formes d’expression les plus radicales. Il faut donc savoir mesure garder : certes, ces manifestations expriment une réelle frustration, mais elles n’annoncent pas la fin du régime. Il faudrait toutefois qu’elles soient prises comme un sérieux avertissement à l’égard du gouvernement et d’Erdogan, pour que ce dernier change sa façon de gouverner le pays, notamment en introduisant plus de concertations à tous les niveaux pour les projets qu’il initie. L’avertissement vaut aussi pour les partis de l’opposition parlementaire, qui doivent se hisser au niveau de leurs responsabilités.

Ces confrontations risquent-elles de déstabiliser le processus de préparation d’une éventuelle nouvelle constitution turque?

Probablement pas. Les manifestations pourront peut-être influencer un aspect, ou le rapport de force entre le parti au pouvoir et les partis d’opposition, car, même s’il n’y a pas de lien mécanique entre ce qui se passe dans la rue et ce qui se passe au Parlement, il y a quand même des interactions. Cependant le centre de gravité du futur texte constitutionnel n’en sera sans doute pas profondément modifié.
Bien sûr, c’est aussi un des enjeux : Erdogan se projette dans l’avenir en tant que président de la République de Turquie, à l’issue des élections prévues en 2014. Or, un des enjeux de la future constitution est la transformation du régime turc en régime présidentiel, qui donnerait alors plus de pouvoir à Erdogan. C’est donc aussi cela qui peut inquiéter une partie de la population. Si Erdogan est effectivement élu président de la République et s’il bénéficie d’une constitution présidentielle, taillée à sa mesure, il y aura de quoi être inquiet pour les libertés démocratiques en Turquie. Malgré cela, à ce stade et au vu des rapports de force réels de la société, il n’y aura sans doute pas de modification radicale du cours d’élaboration, très compliqué et très lent, de cette nouvelle – et hypothétique – constitution.
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