ANALYSES

Violences en Tunisie : vers un schisme de l’islamisme politique ?

Interview
21 mai 2013
Le point de vue de Béligh Nabli
Comment expliquer les évènements qui ont entraîné une flambée des violences le week-end dernier en Tunisie ?

Factuellement, on a assisté à une réaction violente des salafistes d’Ansar al-charia face à l’interdiction de la tenue de leur congrès dans la ville de Kairouan. Les salafistes ont pris officiellement acte de cette interdiction. Les activistes situés dans la banlieue ouest de Tunis ont vécu cette interdiction comme un acte de provocation d’un gouvernement qui, il est vrai, avait jusqu’alors fait montre d’un certain laxisme ou laisser-faire à leur endroit.
En ce sens, on assiste manifestement à un tournant politique : derrière la confrontation entre forces de l’ordre et salafistes, il y a un changement de stratégie envers les salafistes (désormais associés au terrorisme). La conciliation semble être abandonnée en faveur de l’affrontement et du rapport de forces. L’enjeu est clair : le « gouvernement d’Ennahda » (même si le gouvernement tunisien est un gouvernement de coalition) tente de répondre aux critiques sur son incapacité à garantir la sécurité et l’ordre public. Il s’agit ainsi de réaffirmer l’autorité de l’Etat et renouer un rapport de confiance avec la population…

Quelle est la position du parti au pouvoir, Ennahda, et de la mouvance islamiste tunisienne en général par rapport à ces faits ? Faut-il craindre un schisme au sein de cette mouvance ?

L’islamisme politique ne constitue pas un bloc homogène. Au sein même d’Ennahda – a priori affilié à la mouvance des Frères musulmans –, il était possible de trouver à la fois, d’un côté, des pragmatiques sensibles aux contraintes de l’exercice du pouvoir – par exemple le premier ministre qui a démissionné Hamadi Jebali – et, de l’autre, des dogmatiques religieux sensibles à la doctrine salafiste. Le rapport de forces interne ayant basculé en faveur de ces derniers, le laxisme et l’inaction furent de mises. Aujourd’hui, la crédibilité politique est atteinte et c’est en « animaux politiques » que les dirigeants d’Ennahda prennent leur distance avec la mouvance la plus radicale du salafisme.

Existe-t-il un risque de voir ces affrontements dégénérer à grande échelle et, vu l’instabilité chronique de la région, impliquer des combattants venus de l’étranger ?

Il faut rappeler que ce dernier épisode intervient dans un contexte particulier : une dizaine d’agents des forces de l’ordre ont été blessés à la frontière algérienne après avoir sauté sur des mines posées a priori par des salafistes djihadistes…
Il est clair que des salafistes et des djihadistes tunisiens ont déjà agi en dehors des frontières de leur pays d’origine. Il s’agit même d’une véritable filière, avec une certaine tradition qui remonte aux années 80. Plus récemment, des centaines de Tunisiens se sont rendus en Syrie pour combattre le régime de Bachar al-Assad. Aussi, des djihadistes tunisiens sont présents au sein d’AQMI. Par conséquent, ils représentent une force réelle bien qu’ils ne s’identifient pas en tant que Tunisien puisque par définition les salafistes ont une conception transnationale. Ils sont d’abord musulmans, djihadistes et ne s’identifient pas comme des nationaux. A l’inverse, jusqu’à maintenant, on ne peut pas dire que des djihadistes étrangers aient véritablement mené d’actions sur le territoire tunisien. Pour dire la vérité, les salafistes tunisiens – en dépit de leurs manifestations violentes – ont jusqu’à maintenant exprimé leur volonté de ne pas jouer la carte de la violence générale et absolue. Ils n’ont pas encore opté pour le chaos si on s’en tient à leur discours et leur stratégie officielle. Cette dernière consiste encore, dans le prédicat en tout cas, dans la volonté de convaincre les citoyens tunisiens de les suivre dans leur démarche d’islamisation de la société. Il s’agit donc plus d’une démarche politique que violente. Du point de vue stratégique, c’est un des enjeux de la période qui s’ouvre. Est-ce que les salafistes tunisiens vont basculer dans la violence, y compris la violence ad hoc, c’est-à-dire terroriste ? La réponse à cette question va donner la couleur du futur de la transition politique en Tunisie. Si on bascule dans un scénario à l’algérienne – ce qui est loin d’être acquis – alors c’est le scénario catastrophe qui prendrait forme. Toutefois, il faut rappeler qu’à la différence des islamistes algériens de l’époque de la guerre civile, les salafistes tunisiens n’ont pas vraiment d’ancrage populaire, si ce n’est dans quelques localités extrêmement réduites et bien identifiées. Donc le rapport de force demeure largement en faveur de l’Etat dans l’hypothèse d’une confrontation armée.
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