ANALYSES

Dans quelle mesure pensez-vous que la transition soit réellement fragilisée aujourd’hui ?

Interview
11 mai 2012
Huit mois après les élections du 23 octobre 2011, la transition politique en Tunisie se poursuit, mais elle est fragilisée par différents facteurs.
D’une part, les vainqueurs des élections, les islamistes du parti Ennahda ont du mal à traduire leur victoire électorale en marge de manœuvre politique. Ils sont légitimes et il le répètent à l’envi, mais ils n’ont pas d’expérience politique et ont du mal à passer d’un « parti de refus », qui a évolué dans la clandestinité, à un parti de masse qui gouverne le pays.

La transition a également révélé qu’il y avait, à divers égards, deux Tunisie. Une Tunisie qui avait majoritairement voté pour les islamistes parce qu’ils incarnaient à ses yeux la rupture avec la période de Ben Ali et la probité. C’est une Tunisie plus conservatrice naturellement qui pense que le changement viendra de la moralisation de la vie politique. Et une Tunisie plus occidentalisée soucieuse de sauvegarder les réformes de la période bourguibienne en matière de droits accordés à la femme, en matière d’éducation et de santé publique. Les Tunisiens de cette seconde catégorie se définissent comme modernistes et ont décidé dans leur grande majorité de ne pas faciliter la tâche au parti Ennahda sorti vainqueur des élections.

S’en est suivi une série de bras de fer qui ont ponctué l’hiver dernier, à l’université, entre le parti Ennahda et la centrale syndicale UGTT (Union générale des Travailleurs Tunisiens). Ces bras de fer se sont cristallisés autour des médias, les islamistes ayant le sentiment que ceux-ci ne reflètent pas leur victoire électorale et leur place sur l’échiquier politique aujourd’hui.

Il faut également noter que tout cela se fait sur fond de crise économique et sociale. Le taux de chômage est extrêmement élevé, officiellement, il avoisine les 23% mais il est surement supérieur. De plus, nous sommes dans une période où cette transition avait été dessinée pour fonctionner autour d’une coalition de partis, les trois grandes formations Ennahda, le Congrès pour la république (CPR) et Ettakatol.

Les deux partis que sont le CPR et Ettakatol ont connu de nombreuses défections en leur sein, certains de leurs députés ont quitté l’Assemblée constituante. Ils ont l’impression de ne pas être bien représentés par le leader politique à qui ils ont donné mandat. Aujourd’hui il semble que l’Assemblée a perdu de sa force de cohésion pour conduire les affaires du pays jusqu’aux prochaines élections et pour accomplir la seconde mission qui est la sienne, c’est-à-dire la rédaction d’un texte constitutionnel.

Ces divergences profondes qui sont observables à l’intérieur des partis non islamistes affaiblissent ce camp face aux islamistes d’Ennahda qui restent organisés et déterminés, même s’il font preuve d’une grande inexpérience politique, ils ont tendance, par exemple, à reproduire le système du passé avec un souhait d’avoir des médias inféodés au gouvernement et au pouvoir. Il y a là une mauvaise compréhension du sens même de la transition et de la rupture avec le passé.

Il est vrai que le contenu à donner à cette rupture n’est clair pour personne. Que faut-il conserver du passé et à quoi correspondent ces fameuses « valeurs de la révolution »si souvent évoquées par tous. S’il y a une demande de rupture de la part de la société civile, il n’y a pas eu pour autant de rupture institutionnelle et la transition s’est plutôt bien passée parce que la rupture n’a été ni franche ni totale. Après le 14 janvier 2011, l’Etat a été décapité mais ne s’est pas effondré.

Pour redonner souffle à la transition, la Tunisie a aujourd’hui besoin d’un consensus sur la gestion du politique, mais ce consensus suppose des rapports politiques d’horizontalité entre les partis de l’Assemblée constituante. Ce consensus doit aussi être partagé par des acteurs importants de la vie politique comme l’UGTT et la société civile, communément appelée la « rue ». Cette dernière reste vigilante quant aux promesses, à la notion de rupture et par rapport à l’idée qu’elle se fait des fameuses valeurs de la révolution.