ANALYSES

Stratégie politique chinoise : quel équilibre ?

Tribune
25 juin 2014
Par Jean-Pierre Cabestan, professeur et directeur du Département de science politique de l’Université baptiste de Hong Kong
25 ans après Tiananmen, la participation politique ne cesse de se développer en Chine de manière non institutionnelle. Les opposants au régime utilisent internet comme moyen de contestation. Vous évoquez vous-même un “système virtuel” de protestation. Cela peut-il menacer la structure du pouvoir en place ?

Non, du moins pas maintenant ni dans un avenir prévisible, disons cinq à dix ans. C’est la raison pour laquelle, j’ai choisi comme sous-titre à mon livre « Un nouvel équilibre autoritaire ». A mon sens, sauf événement ou catastrophe majeur, ce nouvel équilibre est appelé à se maintenir à moyen terme.
Tout d’abord, comme vous le suggérez, les formes institutionnelles d’opposition au monopole qu’exerce le Parti communiste chinois sur la vie politique ont de fortes chances de rester infructueuses. Les élections des assemblées populaires locales sont totalement contrôlées par le PC et les compétences de ces parlements sont de toute façon modestes. Celles des comités de villageois un temps saluées comme le premier pas vers une démocratisation du système restent étroitement dirigées par les instances locales du Parti, même si un certain pluralisme a vu le jour ici et là. Et appelée par Hu Jintao, le secrétaire général du PC jusqu’en 2012, la démocratisation au sein du Parti n’a donné aucun résultat probant ; en outre, son successeur, Xi Jinping, l’a mise en veilleuse, lui préférant une réaffirmation de la « verticalité du pouvoir », pour reprendre une expression chère à Poutine, et cherchant à devenir plus un primus, un nouvel empereur disent certains Chinois, qu’un primus inter pares.
Certes, l’on a assisté à un renouveau des élites cooptées dans le Parti ou les instances « élues » : il faut posséder un bagage universitaire ou une compétence technique pour être promu au sein du PC ou de l’administration ; les assemblées comprennent un plus grand nombre d’entrepreneurs privés ; et un certain pluralisme s’est fait jour au sein du PC comme des assemblées populaires, alimentés par une défense souvent plus ouverte d’intérêts corporatistes ou sectoriels. Mais, l’on est loin de la démocratie : le clientélisme et le népotisme dominent le système de promotion ; la « vénalité des offices » est rampante, à tous les niveaux, et y compris au sein de l’Armée populaire de libération. La lutte contre la corruption lancée par Xi Jinping vise surtout à éliminer toutes les forces ou groupes d’intérêt au sein du Parti qui pourraient défier la consolidation sans précédent de ses pouvoir et donc affaiblir son emprise sur l’appareil. Et surtout, le PC reste une immense boite noire qui ne distille vers l’extérieur que ce qu’il veut bien nous dire sur son organisation, son fonctionnement ou son mode de financement. Bref, la Chine reste dirigée par la plus grande « société secrète » au monde.
C’est donc à la marge du système politique, dans la nébuleuse du mouvement associatif, sur l’internet ou parmi les avocats activistes que se concentrent les forces susceptibles de faire évoluer le régime actuel. L’engouement pour le volontariat et les activités caritatives, notamment au sein de la jeunesse et depuis le tremblement de terre du Sichuan de 2008, l’impossibilité pour le pouvoir de corseter de manière efficace la « toile », les pressions exercées par un plus grand nombre de Chinois sur le pouvoir afin qu’il respecte les lois qu’il a adoptées, tous ces phénomènes ont une dimension politique qui, sans être toujours ouverte n’en est pas moins réelle. D’où l’idée que je développe dans ce livre de l’apparition d’un système politique virtuel sur la base de ce nouvel espace politique réel, plus souvent toléré qu’accepté ou légalisé. Par exemple, la plupart des ONG ne sont pas enregistrées mais opèrent soit comme des entreprises soit de manière informelle. Un nombre croissant d’avocats accepte de se saisir de doléances qui cherchent à corriger des abus de pouvoir ou des atteintes évidentes aux droits de l’homme. L’Internet fourmille d’affaires de ce genre ou de rumeurs concernant l’enrichissement sans cause des responsables du PC, des entreprises d’Etat ou de l’Armée, à tous les niveaux. En outre, le phénomène religieux connaît en Chine un renouveau sans précédent. Tandis que la plupart des activités religieuses n’ont aucun lien avec le politique, l’on constate, en particulier parmi les églises chrétiennes et surtout protestantes, un penchant pour la revendication d’une autonomie organisationnelle et politique. Inversement, ces dernières années, nombre d’activistes, dans les ONG ou parmi les avocats, sont devenus chrétiens et se revendiquent comme tels. L’influence et les financements des églises américaines, notamment évangéliques, ont joué un rôle dans cette évolution. Mais il n’est ni majeur ni déterminant.
Pour résumer, le régime actuel est très inégal, voire injuste, ayant favorisé l’accumulation de fortunes immenses par les membres de la Nomenklatura communiste, ou ce que j’appelle la classe patricienne qui dirige le pays, et leurs familles. Il est à bien des égards pourri. Mais en même temps, il est très solide, s’appuyant sur une tradition et un système administratifs qui se sont progressivement modernisés, sur un contrôle du discours officiel et des organes de sécurité tentaculaires qui maintiennent à la marge toute velléité de contestation. Le micro-contrôle des mouvements sociaux, des activistes et des dissidents coûte de plus en plus cher mais, dans un avenir prévisible, le PC a les moyens de le financer et donc de le maintenir. Enfin, force est de reconnaître que peu nombreux sont ceux qui contestent ouvertement le régime, la plupart des Chinois se satisfaisant du supplément de bien-être que leur donne le pouvoir et de la sécurité personnelle qu’il leur assure. Comme je l’ai écrit dans une formule lapidaire, les Chinois sont devenus consommateurs avant de devenir citoyens et ce qui me frappe est le déficit de culture démocratique qui continue de dominer ce pays. Ce déficit n’est pas tant dû à la culture politique impériale et confucéenne bimillénaire qu’à cinquante cinq ans de dictature d’un parti de nature soviétique qui s’efforce de recycler et d’instrumentaliser les aspects les plus autoritaires et conservateurs du système de valeurs traditionnel. Voir à cet égard l’expérience démocratique de Taiwan. Le tout dans un pays en pleins bouleversements, marqué par une urbanisation et un fossé entre générations sans précédent. C’est la raison pour laquelle, si le régime n’est pas menacé à moyen terme, contrairement à ce qu’il prétend, il est à condamné sous sa forme actuelle à plus long terme.
La question est pour être remplacé par quoi ? Une démocratie ou un régime populiste mais autoritaire, voire césariste ? Gardons à l’esprit que les partisans d’un régime fort restent nombreux en Chine ; et que le pire serait que le pays sombre à nouveau dans une période d’instabilité, voire de guerre civile.

Selon la Banque mondiale, la croissance chinoise devrait s’élever à 7,6% cette année et poursuivre sa baisse pour s’établir à 7,4% en 2016. Ces taux sont inférieurs au 8% de taux de croissance que Hu Jintao, ancien secrétaire général du Parti communiste chinois, jugeait nécessaire pour assurer la paix sociale dans le pays. On sait que le problème des travailleurs migrants se pose avec acuité aux dirigeants du PCC. Quels dangers ce relatif ralentissement de l’expansion économique fait-il planer sur la société chinoise ?

Le ralentissement de la croissance est évidemment de nature à alimenter la contestation sociale et, dans une certaine mesure, politique. Mais le régime a montré une impressionnante capacité à gérer ces périodes de ralentissement : ce fut le cas par exemple en 2009. En outre, la grande majorité des revendications exprimées par la société, les travailleurs migrants, les ouvriers, les classes moyennes, ne sont pas de nature politique à proprement parler : augmentations de salaires, meilleures conditions de travail, protection de l’environnement. Le pouvoir peut marchander, louvoyer et finalement satisfaire ces demandes, du moins nombre d’entre elles. Il est vrai que certaines contestations exigent plus de transparence ou de consultations du corps social. Mais elles ne débouchent pas sur une revendication démocratique, sur une demande de pouvoir connaître et contrôler l’usage des deniers publics, d’élire les responsables locaux et encore moins de séparer les finances du Parti de celles de l’Etat. Ceux qui ont émis quelques unes de ces exigences démocratiques (comme les partisans de la Charte 08) sont en prison ou condamnés au silence. Donc le PC est capable de maintenir la stabilité sociale et la survie de son régime politique.
Aujourd’hui, la direction du PC sait qu’il fait face à des temps plus durs. D’où la centralisation des pouvoirs entre les mains de Xi Jinping et la critique redoublée de la « démocratie occidentale » et des complots fomentés par les Etats-Unis et les autres pays occidentaux pour affaiblir et déstabiliser la République populaire. Il sait aussi qu’il doit mettre en place des réformes économiques difficiles et importantes car elles ont en fait pour objectif de modifier le modèle de croissance du pays : au lieu d’être tiré par l’investissement et l’exportation, celui-ci doit être désormais tiré par la consommation intérieure et le développement des services. Le problème est que tandis que l’Etat et les classes privilégiées, liées au Parti-Etat, sont riches, la majorité des Chinois sont pauvres ou doivent économiser pour l’éducation de leur enfant, pour leur logement, pour leur santé et pour leur retraite. Il ne leur reste donc plus beaucoup pour consommer, même si ils sont devenus dans leur esprit consommateurs…

L’on ne peut totalement écarter les risques d’éclatement d’une crise sociale majeure. Si une telle crise intervenait, les chances de divisions au sein de la direction du PC augmenteraient, ouvrant la porte à un éventuel changement de régime, sur le modèle par exemple des printemps arabes.
Mais l’on doit raison garder. La société chinoise reste trop fragmentée, désorganisée et individualiste, enkystée dans ses égoïsmes de classe et ses particularismes régionaux. Les classes moyennes craignent les migrants et méprisent les paysans auxquels ils hésiteraient à donner le même pouvoir d’influencer la chose publique si la Chine d’aventure devenait une démocratie. Elles sont obsédées par la sécurité de leurs biens et de leur personne et la majorité d’entre elles a fait sien le discours du PC sur l’établissement d’une démocratie socialiste aux couleurs de la Chine, c’est-à-dire sous la direction du Parti unique, et le chaos que provoquerait l’instauration d’une démocratie occidentale en Chine. Donc, une fois encore, le régime a de beaux jours devant lui.

En mer de Chine méridionale, les appétits territoriaux chinois se heurtent aux ambitions de ses voisins, notamment le Vietnam et les Philippines. Plus au Nord, les tensions apparues au sujet des îles Senkaku/Diaoyu enveniment les relations avec le Japon, par ailleurs allié des Etats-Unis. Ces revendications attisent le nationalisme de l’opinion chinoise prompte à manifester pour réclamer le rattachement de ces territoires. A quelle logique répond la politique extérieure chinoise ?

La politique étrangère chinois répond à une double logique, à la fois de restauration du magistère chinois en Asie orientale et de préservation du régime politique en place. Ces deux objectifs concourent à l’affirmation de puissance à laquelle l’on assiste depuis 2008. Cette affirmation de puissance de la Chine se concentre en particulier sur le domaine maritime qu’elle revendique, face au Japon et aux autres pays qui revendiquent aussi totalité ou partie des terres émergées de la mer de Chine du Sud. Mais elle vise aussi à tester et affaiblir les alliances américaines dans la région, avec le Japon, la Corée, les Philippines, la Thaïlande et même l’Australie. Plus largement, elle a pour but de replacer la Chine au centre de l’architecture de sécurité de l’Asie orientale et à progressivement remettre en cause la domination américaine des affaires asiatiques puis mondiales. L’objectif de la Chine n’est pas de remplacer les Etats-Unis mais de les détrôner.
Le second objectif, intérieur, est essentiel car le nationalisme que le PC entretient contribue à perpétuer sa domination politique sur le pays. Il existe évidemment le risque, à trop jouer la carte nationaliste, que certains opposants au régime se retournent contre le pouvoir, l’accusant de ne pas mettre ses actes en accord avec ses paroles ou, en d’autres termes, l’acculent à une politique étrangère plus agressive encore. Mais le PC contrôle étroitement les médias officiels et a les moyens de mettre rapidement fin à toute mobilisation nationaliste, si besoin est.
Cela étant, l’agressivité croissante du discours de politique étrangère et de la posture de l’APL laisse apparaître le besoin croissant de mobiliser le corps social autour d’objectifs extérieurs, en d’autres termes de créer un exutoire aux récriminations et frustrations intérieures. De fait, si la plupart des Chinois restent optimistes quant à l’avenir de leur pays, ils sont de plus en plus mécontents de leurs dirigeants et de la manière dont ils sont gouvernés. L’affaire Bo Xilai, l’enrichissement sans cause de nombreux responsables du PC et l’éclatement de multiples scandales depuis le lancement de la campagne anti-corruption lancée fin 2012 par Xi Jinping alimentent ce mécontentement. Le paradoxe qui en résulte est le suivant : sûr de lui, voire arrogant sur la scène mondial, le pouvoir chinois est plus anxieux voire paranoïaque face aux défis intérieurs qu’il va devoir relever.
Comme on l’a vu, il n’est pas sans atouts face à la contestation sociale, le premier étant que cette contestation est rarement politique et que lorsqu’elle le devient, elle peut rapidement être tuée dans l’œuf. Mais cette progressive montée des inquiétudes, voire des doutes du pouvoir pourrait à terme devenir facteur de divisions au sein de la classe patricienne qui préside aux destinées du pays, et donc d’évolution politique.
Comme le conclut mon livre, il faut rester modérément pessimiste. Mais les régimes qui se voient au pouvoir pour mille ans n’ont en général pas l’avenir qu’ils se réservent.

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