ANALYSES

Y aurait-il loin de la coupe aux lèvres ?

Tribune
17 juin 2014
Le Brésil est entré, laborieusement, le 12 juin 2014 en Coupe du monde de football. Sa Coupe du monde de football. Rien que de plus normal dira-t-on. Le Brésil n’est-il le pays du ballon rond ? Les Brésiliens ne sont-ils pas, depuis les années 1950, les plus accros à ce sport collectif d’origine britannique ? Tout cela est sans doute vrai. Mais ne permet pas de déchiffrer le paradoxe d’un pays en prurit social non-stop, prenant à l’occasion un profil anti-foot.

Faisant feu de tout bois, le Brésil a bataillé dur ces dernières années pour être admis à la table des Grands, que ces Grands le soient dans la diplomatie, l’économie ou l’influence. A observer internet et la presse écrite du monde entier, le pari des Brésiliens a été rempli au-delà de toute attente. Des pages et des pages sont consacrées par les médias au Brésil, en format papier ou sur toutes sortes d’écrans, d’ordinateur comme de télévision. Si l’on en croit les annonces des agences de voyage et les organisateurs, les billets ont tous été vendus et alimentent un marché noir particulièrement productif.

Il convient pourtant de modérer cet enthousiasme, bien superficiel. Un bémol est apporté, sur le banc de touche, par le Brésilien moyen, celui qui va suivre les matchs avec ses voisins devant une télé, faute de mieux. Avoir le mondial chez soi n’est pas la meilleure façon de fêter le football. Les douze stades ont une capacité de 3 millions de billets vendus aux quatre coins du monde. Le Brésil compte 190 millions d’habitants, à peu près tous fanas de ballon rond. La frustration est nécessairement au bout de ce petit calcul. Ces Brésiliensfrustrés ne sont pas en révolution permanente. Pourtant depuis un an, ils s’agitent de façon sporadique sur un point ou un autre de leur territoire, qui est immense. Aux manifestations d’indignés de l’année 2013 ont succédé de plus classiques défilés ou mouvements sociaux catégoriels. Il y a un an, c’étaient les usagers des services publics qui protestaient. Aujourd’hui, c’est le tour des salariés, en particulier ceux qui sont indispensables à la bonne marche des manifestations. La tactique revendicative, perlée, court d’un bout à l’autre du pays. L’enseignement, les transports, la police sont à tour de rôle affectés. Les rues, en particulier dans les villes qui vont accueillir les affrontements footballistiques, sont alternativement occupées par des groupes de mécontents. Ou parfois abandonnées à la délinquance par les différentes polices qui s’empilent en feuilleté comme dans tout pays fédéral. Les manifestations, certes beaucoup moins importantes que celles de 2013, démontrent toujours le malaise d’une partie de la population brésilienne face à un évènement qui a mobilisé beaucoup d’argent à un moment où le pays est en surplace économique.

La mainmise de la FIFA dans l’organisation de la coupe n’a rien arrangé. Si Jules Rimet déclarait en 1934 qu’avec « l’organisation du mondial en Italie, Mussolini était devenu le président de la FIFA », beaucoup considèrent aujourd’hui que la FIFA est devenue un personnage politique de premier plan au Brésil. Afin de comprendre la situation actuelle au Brésil, il convient de sortir d’une vision manichéenne régulièrement présentée,où la FIFA serait responsable de tous les maux et où le Brésil ne serait plus maître de son destin et de ses lois. La vérité est évidemment beaucoup plus nuancée. S’il est vrai que la FIFA s’arroge, par le biais de son cahier des charges, un nombre certain de prérogatives (interdiction de vendeurs non accrédités autour des stades, autorisation de vente d’alcool dans les enceintes sportives, loi pénale), le Brésil a, dans le même temps, voulu démontrer sa capacité d’organisation en dépassant les obligations premières (construction de 2 stades supplémentaires pour un total de 12, alors qu’entre 8 et 10 stades « seulement » étaient requis). Aussi, les manifestants dénoncent ce gigantisme et regrettent que ces fonds (10,7 milliards d’euros dépensés par l’Etat pour l’organisation du tournoi, dont 1,84 pour la rénovation ou la construction de stade) ne soient pas plutôt mis à profit pour les secteurs éducatifs et sanitaires, qui en auraient besoin.

Les gouvernements quel que soit leur niveau de responsabilité, central, municipal ou des États, ont à l’approche de la date fatidique, joué la carte de l’apaisement. Après avoir encaissé de substantielles augmentations, 12% par exemple dans le cas de la police de Brasilia, la capitale, tout rentre ponctuellement dans l’ordre. Mais ce dénouement heureux donne des idées ailleurs. Et effectivement en d’autres lieux, comme ces derniers jours dans le métro de la capitale économique, Sao Paulo, le relais revendicatif a été assuré. Au point que la présidente de la République s’en est inquiétée et a tenu à faire des mises au point publiques. Non, a-t-elle dit, le gouvernement n’a pas gaspillé les deniers publics en construisant des stades. Non, l’école, la santé, les transports n’ont pas été sacrifiés. À l’appui de ces affirmations, elle a ainsi pu citer une kyrielle de chiffres qui sont sans doute exacts, mais qui n’ont pas suffi à étouffer la dynamique des revendications.

Les manifestations étaient, sans doute, prévisibles. Elles ont un côté opportuniste et de bonne guerre sociale, à la veille d’un grand évènement national à résonnance mondiale. Si certains commentateurs décrivent le sport comme l’opium du peuple, force est de constater qu’il est, à l’occasion de cette Coupe du monde, un véritable catalyseur et vecteur d’expression pour la population. Bien loin de l’éloigner des considérations politiques, le football au contraire place au cœur du débat les questions économiques et sociales brésiliennes. La durée de ces manifestations, leur extension sur tout le territoire interpellent. L’évènement et les grands travaux qui en sont la conséquence naturelle et palpable ont été le révélateur d’un malaise collectif conjoncturel. Au moment de la désignation du Brésil comme hôte de la Coupe du monde, ce pays bénéficiait alors d’un fort dynamisme et d’une croissance de 5,4%. Cela avait pour conséquence directe pour les Brésiliens de grandes retombées financières individuelles perceptibles d’une année sur l’autre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, même si le Brésil n’est pas en récession. Les grands médias, qui sont pour l’essentiel d’opposition, reflets des milieux d’affaire, pressent le gouvernement de changer de politique économique. Ils alimentent à cet effet le courant des critiques.

Le tassement de la conjoncture avait déjà ralenti la dynamique des constructions de stades comme celle de la modernisation des aéroports. La rue est venue ajouter un élément social d’autant plus perturbant, qu’elle bénéficie du regard bienveillant des médias. L’émergence du Brésil devait être consacrée en 2014 par la Coupe du monde de football, en attendant 2016 et les Jeux Olympiques de Rio. Le scénario d’aujourd’hui est celui d’un gouvernement aux aguets, d’une présidente préoccupée par sa campagne, ne souhaitant d’ailleurs pas faire de discours lors de la cérémonie d’ouverture afin d’éviter tout sifflet et quolibets. En tout état de cause, l’un comme l’autre croisent les doigts et brûlent un cierge à la Vierge de l’Aparecida, pour que rien ne vienne perturber la bonne marche de l’épreuve sportive. Et si le Brésil venait à gagner, lavant l’affront de la défaite en finale en 1950 à domicile contre l’Uruguay, bien sûr, cela n’en serait que mieux pour le rendez-vous électoral présidentiel du mois d’octobre prochain.
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