ANALYSES

L’évolution de la pratique et de la représentation du football au Brésil

Tribune
12 juin 2014
Par João de Oliveira, Docteur en Cinéma et Audiovisuel de l’Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle
Tous les quatre ans, le Brésil s’arrête pratiquement pendant un mois pour assister aux matchs de la Coupe du Monde et chanter son orgueil d’être brésilien. Pendant ce temps, les principaux problèmes du pays sont pour ainsi dire oubliés. Ce nationalisme épisodique et épiphénoménal est considéré par certains comme l’affirmation de l’identité du peuple brésilien, comme une soupape, tandis que les critiques le considèrent comme une source d’aliénation dont profitent les hommes politiques. Si aujourd’hui le football est un sport de masse considéré quasiment comme une religion au Brésil, il n’en a pas toujours été le cas. Dressons un bref historique du football dans le pays considéré comme l’une des grandes puissances du sport.

Si le Brésilien, de manière générale, semble très fier d’appartenir à son pays, il est presque impossible de le considérer comme chauvin. On connaît peu de peuples au monde qui critiquent autant leur pays que les Brésiliens. Pendant longtemps, on a attribué cet esprit critique des Brésiliens, cette espèce de dégoût du pays, au ‘mazombisme’ et au complexe du ‘chien-bâtard’. Le premier terme définit un certain Brésilien de l’époque coloniale, qui ne croyait pas au potentiel de son pays et n’éprouvait pas le sentiment d’appartenance à la collectivité. Il vivait éternellement le dos tourné au pays, regardant la mer, d’où viendraient les évolutions positives et porteuses matériellement et culturellement, que le pays était incapable de produire. La seconde expression est presque un synonyme contemporain du premier et se réfère au fait que les Brésiliens ont toujours fait preuve d’une énorme admiration pour les produits et les personnes originaires de l’étranger, au détriment de leurs compatriotes et des produits locaux.

Une grande partie de ce pessimisme envers les leurs peut être attribué aux influences des théories racistes européennes. Nous pensons notamment au Français Joseph Arthur de Gobineau, dont les théories racistes ont eu une énorme influence sur les intellectuels brésiliens jusqu’au début des années 1930. Fondateur du racisme contemporain, le représentant du gouvernement français au Brésil, ami proche de l’empereur brésilien Pedro II, considérait le mélange des races comme le moteur de l’histoire. Il prônait, dans son livre Essai sur l’inégalité des races humaines , que le destin des civilisations était déterminé par la composition raciale de leur population. Plus il y aurait d’Aryens, plus il y aurait de civilisation. D’après lui, le sous-développement d’un pays comme le Brésil était la conséquence directe du métissage de sa population et la seule solution consistait à stimuler l’immigration des Blancs européens, qu’il considérait comme une race supérieure.

Cette pensée a servi de base à l’eugénisme, une autre théorie raciste importée d’Europe, et de la théorie du blanchiment, appliquée au Brésil à partir de la moitié du XIXe siècle. Inspirés de la théorie du plus fort de Charles Darwin, les eugénistes, contrairement à Gobineau, pensaient qu’avec le métissage, les Noirs, considérés comme une race inférieure, tendraient à disparaître en faveur des Blancs.

Le football débarque au Brésil vers 1895, en pleine prédominance de ces théories racistes et du sentiment d’infériorité qu’elles provoquaient sur les Brésiliens. L’importation du sport elle-même faisait partie des envies civilisationnelles et cosmopolites de l’élite brésilienne. Pour celle-ci, tout ce qui était produit au Brésil à l’époque impliquait, plus ou moins, la participation directe ou indirecte de la population métisse et subalterne du pays, ce qui allait à l’encontre de la civilisation, cette dernière ne pouvant provenir que de l’Europe, de l’Occident.

Quand le football arrive au Brésil, il est pratiqué par une certaine aristocratie et est interdit aux Noirs. Non par hasard, les premiers clubs de football ont été fondés par des étrangers. Les premiers clubs à faire appel à des joueurs noirs les obligeaient à utiliser de la poudre de riz, de façon à blanchir la couleur de leur peau. Ce n’est que dans les années 1920 et particulièrement dans les années 1930 – grâce au gouvernement de Getúlio Vargas, qui stimule la professionnalisation du football en essayant de le transformer en sport national, et aux premiers écrivains qui ont su reconnaître et valoriser l’importance de la culture populaire pour la formation de l’identité nationale brésilienne – que les Noirs sont autorisés à pratiquer ce sport. Mais cette autorisation reposait davantage sur la reconnaissance des talents supérieurs des Noirs que sur le simple désir d’intégration raciale de la part des dirigeants. A partir du moment où les Noirs ont commencé à jouer au football et à démontrer leurs qualités, une immense technique et une impressionnante vigueur physique, le sport a graduellement commencé à fonctionner comme un ascenseur social et un facteur d’intégration raciale et sociale.

Malheureusement, les défaites lors de la Coupe du Monde de 1950 et de 1954 ont ravivé les préjugés raciaux d’infériorité et le complexe de ‘chien-bâtard’ de la population, convaincue d’être un peuple inférieur aux Blancs européens. Mais ces défaites ont conduit les dirigeants sportifs brésiliens à définir une stratégie pour le sport qui a immédiatement porté ses fruits.

Avec la victoire du Brésil lors des Coupes du Monde de 1958 et de 1962 et l’émergence de grands joueurs brésiliens noirs et métisses, tels que Leônidas da Silva (surnommé le ‘Diamant Noir’), Zózimo (la ‘Perle-Noire’), Didi, Garrincha et Pelé, entre autres, émergent aussi une reconnaissance et une valorisation du métissage et des métisses. Ces deux victoires sportives ont aussi contribué à l’élévation de l’estime de soi des Brésiliens.

C’est aussi dans les années 1950, que les groupes médiatiques commencent à s’intéresser au football au Brésil. Dès l’inauguration du stade Maracanã, mais surtout après les deux premières victoires en Coupe du Monde, le football devient un sport de masse au Brésil et séduit les hommes au pouvoir, désireux de tirer profit de cette popularité. Ainsi, après le durcissement de la dictature en 1968, les militaires, qui avaient réalisé un coup d’État en 1964, se rapprochent du sport afin d’obtenir le soutien populaire et ainsi réduire le nombre de manifestations contre le régime. Après un investissement économique et politique colossal, qui passait par une identification de la ‘seleção’ au régime, ils ont profité, comme le fit la dictature argentine en 1978, du troisième sacre de l’équipe nationale à la Coupe du Monde de 1970 au Mexique et de l’euphorie populaire et nationaliste qui s’ensuivit pour augmenter les assassinats, les condamnations à l’exil et les arrestations. La période de 1969 à 1974 fut la plus violente de la dictature brésilienne, quand tous les opposants, notamment les communistes, furent pourchassés. D’ailleurs, João Saldanha, le journaliste et membre du Parti Communiste qui a été choisi comme entraîneur en 1970, celui qui a constitué l’équipe considérée comme l’une des meilleures de tous les temps, a été démis de ses fonctions trois mois avant la Coupe du Monde parce qu’il n’acceptait pas l’ingérence du général président, qui voulait lui-même choisir les joueurs.

Les militaires ont donc été les premiers à associer directement l’équipe nationale au gouvernement en place, conduisant l’aussi génial que conservateur écrivain et dramaturge brésilien Nélson Rodrigues, supporter fanatique de l’équipe carioca de Fluminense (équipe plus élitiste), à créer l’expression de ‘patrie en crampons’.

Pendant la période de la dictature, connue comme ‘les années de plomb’, certains intellectuels marxistes, à partir de l’interprétation négative de la culture de masse de l’École de Francfort et de la conception marxiste et feuerbachienne de la religion, transforment le football en « opium du peuple », en une source d’aliénation et de manipulation par les hommes politiques. Cette méfiance perdit du terrain lors de l’apparition, au début des années 1980, de la « démocratie corinthiane », mouvement mis en place par un sociologue de gauche à la tête du département de football de l’équipe des Corinthians de São Paulo. Sur le terrain, le sociologue avait le soutien d’un intellectuel, Sócrates, d’un joueur très investi dans les luttes syndicales, Vladimir, et d’un jeune rebelle, Casagrande, très en syntonie avec le rock engagé apparu au Brésil au début des années 1980. Ensemble, ils symbolisaient l’union entre les intellectuels, le syndicalisme des ouvriers (à l’origine de la fondation du Parti des Travailleurs) et la jeunesse brésilienne dans leur lutte pour la re-démocratisation du pays.

Pendant plusieurs matches, les maillots des joueurs, où était souvent apposée l’expression « Democracia Corinthiana » en rouge, avec des éclaboussures de sang (en référence à la violence de la dictature), affichaient aussi des phrases exigeant le retour à la démocratie et illustrant l’envie du peuple de pouvoir choisir son président par le suffrage universel. Phrases qui, à un certain moment, ont été interdites par les militaires. Néanmoins, la dictature et la répression n’ont jamais empêché le « Doutor Socrates» de continuer à fêter ses buts avec le bras droit bien étendu vers le haut avec le poing serré, tandis que le gauche était étiré vers le bas, collé au corps, avec le poing aussi serré, à l’instar des membres des Blacks Panthers américains.

Au Brésil, le football bien joué est considéré comme un art, aussi populaire que soit-il, mais un art tout de même, voire « un art et une industrie », comme le disait Charles Chaplin sur le cinéma, avec tout ce que le second terme implique de désagréable, y compris la tentative d’exploitation et d’instrumentalisation des joueurs et des supporters par le club et le système, quand bien même nous pensons que la pratique et l’importance du sport ne doivent pas être amalgamées avec sa récupération politique et commerciale.

Dans un pays avec une telle quantité de problèmes sociaux, politiques et économiques, le métissage, la possibilité d’ascension sociale et les victoires procurées par le football ont une énorme influence sur l’estime de soi des Brésiliens. Outre le fait que ce sport constitue l’un des rares moments où la presse étrangère parle du Brésil de manière positive – en oubliant temporairement les allusions récurrentes aux massacres de ses aborigènes, à la destruction de ses forêts, à la violence que subit la population pauvre de ses favelas ou à la corruption de ses hommes politiques -, le sport est aussi, voire plus, important pour la socialisation et l’intégration sociale des pauvres que beaucoup de lois antiracistes ou que les timides politiques d’intégration sociale du pays.

En outre, le Brésil étant une société très clanique, le football apporte un sentiment d’appartenance qui est très important pour la société brésilienne, notamment pour les subalternes. Abandonnés par l’État, ils ressentent le besoin d’appartenir à une collectivité, à une sorte d’association offrant de la solidarité pour ne pas se sentir plus seuls et isolés qu’ils ne le sont déjà, dans le dessein de constituer un groupe qui pourrait se transformer en un atout dans leur lutte pour de meilleures conditions de vie.

Pour mieux comprendre ce sentiment d’appartenance et l’importance pour le peuple des associations à dimension religieuse et festive, comme les confréries, le carnaval et le football (avec ses groupes de supporters), il est important de connaître les mécanismes de valorisation des caractères associatifs en place dans certaines sociétés en voie de développement, où ils sont plus récurrents que dans les sociétés développées.

Dans cet objectif, il est tout aussi important de saisir la différence existante entre individu et personne dans des sociétés telles que celle brésilienne. Comme l’observe l’anthropologue brésilien Roberto DaMatta, dans les pays développés la notion d’individu se réfère au « moi» personnel et individuel de chacun, empiriquement ou naturellement donné, lieu où se manifestent les sensations, les sentiments et l’expression du libre arbitre. L’individu est, effectivement, plus important que le tout, la société devant être « au service de l’individu, le contraire étant une injustice qu’il faut corriger (1)». Au Brésil, ce n’est cependant plus le sentiment d’égalité entre les différents individus qui prévaut, mais celui d’une totalité constituée de parties différentes mais complémentaires. L’être humain perd le statut d’individu et acquiert celui de « personne», de quelqu’un d’important et respecté qui appartient à un groupe, une sorte de clan devenu individu à sa place, dont il n’est qu’une simple partie. Dans ce cas, « au lieu d’avoir la société contenue dans l’individu, nous avons l’opposé : l’individu contenu et immergé dans la société (2)». Inversement l’individu est celui qui agit seul, en marge des relations interpersonnelles, car sans lien d’appartenance à un groupe, à un clan. Autrement dit, l’individu est un être marginal, la masse, un paria.

Le Brésil étant une société holistique et hiérarchisée, l’inexorabilité des lois y est faite pour les « individus», tandis que les « personnes» peuvent souvent recourir à leur statut et à leur appartenance à un clan quelconque pour la contourner ou la rendre plus flexible. DaMatta cite, à titre d’exemple, le proverbe brésilien qui dit « aux mal nés (les « individus »), la loi ; aux bien nés (les « personnes »), tout (3) ‘.

C’est pourquoi, dans un pays comme le Brésil – où les lois sont faites pour ceux qui vivent en marge de la société, ceux qui n’ont pas de parrain ou de protecteur -, le sentiment d’appartenance est fondamental dans la mesure où il peut permettre la « personnalisation» de l’individu en lui accordant le droit d’être traité comme un « différent», quelqu’un de distinct et de distingué, et non pas comme un « individu» sans aucune appartenance sociale. Au Brésil, seuls les pauvres sont individualisés par le système et relégués en marge de la société. C’est pour fuir cette exclusion sociale qu’ils cherchent à appartenir à des communautés (religieuses ou non), à des associations et à des groupes les plus divers, tels que les groupes de supporteurs. Outre le soutien, la protection, la solidarité et la cohésion sociale de ces groupes, ses participants se sentent épaulés et beaucoup plus forts pour affronter les indéfectibles malheurs sociaux. Comme l’a écrit Feuerbach, « isolée, la force humaine est limitée, unie, elle est infinie (4)».

De plus, malgré la part d’aliénation que peut contenir ce sport, le football, tout aussi bien que la samba, a rompu les barrières du mérite éducationnel, réservé aux biens nés, et a su imposer la force d’une identité autrefois marginalisée. Le football a eu aussi une influence énorme sur la réduction, voire la disparition presque totale, du complexe des Brésiliens envers les étrangers qui leur faisait détester tout ce qui était national. Comme le proclame haut et fort l’anthropologue brésilien Roberto DaMatta, « Vive le carnaval ! Vive le football ! Et vive le peuple brésilien qui permet de manière généreuse que le Brésil champion rachète le Brésil qui éprouve da la haine envers lui-même-même (5)».

Comme l’observe le compositeur et professeur brésilien de littérature, José Miguel Wisnik, à partir d’une interprétation de Gilberto Freyre – pour qui le développement du football a permis aux Brésiliens de sublimer une série de frustrations qui auraient pu les faire tomber dans la délinquance gratuite et généralisée (6) -, « le football est le pharmacon prodigieux, le poison remède qui convertit la violence, la désagrégation sociale, le primitivisme, l’opportunisme vicieux et stérile, en art et en perspective d’affirmation du pays (7)». Quant aux pessimistes qui se plaignent que le Brésil est plus connu pour son football que pour les choses significatives qu’il réalise, Wisnik affirme que le moment est venu de « reconnaître qu’il est peut-être difficile que quelque chose de ‘vraiment important’ arrive si nous ne sommes pas capables de comprendre le sens de l’importance que le football [pour le meilleur ou pour le pire] a acquis au Brésil (8)».

Qu’il vienne le sixième sacre !

(1) Roberto DaMatta. Carnavais, malandros e hérois : para uma sociologia do dilema brasileiro. Rio de Janeiro : Rocco, 1997. p. 222.
(2) Idem. Ibidem.
(3) Idem. p. 235
(4) FEUERBACH, Ludwig. L’essence du christianisme. Traduction de Jean-Pierre Osier avec la collaboration de Jean-Pierre Grossein. Paris: Gallimard, 2008. p. 211.
(5) DaMatta, Roberto. A bola corre mais que os homens: duas copas, treze crônicas e três ensaios sobre futebol. Rio de Janeiro: Rocco, 2006. p. 124.
(6) FREYRE, Gilberto. Prefáce de O negro no futebol brasileiro, de Mário Rodrigues Filho. Rio de Janeiro : Pongetti, 1947. Apud : WISNIK, José Miguel. Veneno remédio: o futebol e o Brasil. São Paulo: Companhia das Letras, 2008. p. 242.
(7)WISNIK, José Miguel. Op. cit. p. 243.
(8) Idem. p. 403


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