ANALYSES

L´Évolution de la puissance navale brésilienne comme levier du développement de l´État

Tribune
5 juin 2014
Par CF Gustavo Leite Cypriano Neves, officier de la Marine du Brésil, stagiaire international de la promotion « Ceux de 14 » de l’École de Guerre à Paris
Conjointement avec les autres armées brésiliennes, la marine a pour mission institutionnelle la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitutionnels et corollairement la défense de la loi et de l´ordre. Par nature, lui incombent également les responsabilités d´orientation et de contrôle de la marine marchande, la sécurité de navigation et la supervision de l´accomplissement des lois et règlements dans les eaux sous juridiction brésilienne, en coordination avec les autres ministères. Au regard de ces atouts et de sa zone d´influence interministérielle, est-il est possible de cloisonner le rôle de la puissance navale brésilienne aux strictes actions de défense ou de sécurité ? La réponse a été donnée par la marine elle-même le 27 janvier avec son nouveau slogan pour 2014 : « Marine du Brésil (MB), irrigatrice de ressources dans l´économie du pays ». Appuyant la réflexion sur des exemples concrets, les trois piliers principaux – industrie de défense, citoyenneté et diplomatie – vont être analysés pour mettre en relief l´évolution de cette puissance navale comme levier incontournable du développement de l´État.

Tout d´abord, il est intéressant de souligner l´effort politico-militaire réalisé pour doter l´industrie de défense brésilienne d´une capacité autonome à l’égard des grandes puissances. À la fin des années 1970, face aux difficultés imposées par les Nord-Américains autour des transferts de technologie, la MB a dénoncé l´accord d´assistance militaire qu’elle avait avec les États-Unis pour se tourner vers l´Europe et se fournir en navires et équipements plus performants. Les nouvelles frégates britanniques de la classe « Niterói » (1976) ont ainsi permis à la marine brésilienne d’entrer dans l’ère du missile et de l’électronique digitale. L’Allemagne a signé un accord nucléaire (1) (1975) et fourni des dragueurs de mines (1971-1975) et des sous-marins de la classe « Tupi » (1989). Grâce à ces expertises acquises dans le domaine naval, les chantiers brésiliens ont pu lancer des constructions nationales, notamment des corvettes et des patrouilleurs. Le pôle industriel de São José dos Campos , axé sur la recherche et le développement (R&D) et sur l’innovation, ainsi que le projet de réacteur nucléaire ont concrétisé l´indépendance souhaitée par l’Etat.

En revanche, les investissements reposant sur une forte part de financement externe, la capacité de production inadaptée aux besoins et la faiblesse de la devise nationale n’ont pas survécu à la période de crise économique des années 1980-1990. Plusieurs chantiers ont ainsi fermé, le programme nucléaire a stagné et un grand nombre d’entreprises du secteur de la défense ont disparu. Dans ce contexte de contraintes budgétaires élevées, la marine brésilienne a su anticiper sa planification et maintenu ses projets majeurs et les plus structurants. Profitant de l´équilibre macro-économique de la dernière décennie qui a attiré les investisseurs étrangers, de la diversité de la chaîne énergétique et de l´évolution du processus productif, la marine brésilienne s´est rapprochée cette fois de la France. L’acquisition de l’ex porte-avions Foch rebaptisé São Paulo marque ainsi le retour de l´aviation à voilure fixe et le partenariat stratégique autour du sous-marin nucléaire d´attaque clôture les travaux menés depuis 1979. En effet, aujourd’hui les besoins de la puissance navale bénéficient aux secteurs économiques majeurs du pays : l´infrastructure portuaire, la construction navale y compris hors du pôle Rio de Janeiro – São Paulo , la propulsion de missiles, la modernisation nationale de l’aviation embarquée, la création de l´entreprise AMAZUL(2) et les importants systèmes de surveillance de l´Amazonie Bleue(3) pour n’en citer que quelques-uns, tous focalisés sur la technologie duale.

D´autre part, les marins ont développé une stratégie interarmées et surtout interministérielle. Grâce à leurs prérogatives constitutionnelles et l´emploi intelligent de leurs navires, ils ont définitivement conquis le cœur de la population brésilienne et le respect des instances politiques. Le Commandant de la Marine (CM) (4), agissant comme Autorité Maritime (5), met en exergue l´importance de la sécurité de navigation. Le système de contrôle mené par la marine brésilienne assure en outre la sauvegarde des vies humaines et la sûreté du transit sur les eaux sous juridiction brésilienne. Dans cette perspective, ses navires sont présents sur presque tous les affluents des bassins nationaux, permettant la réalisation de plusieurs accords de coopération, facteurs d’espoir pour beaucoup de Brésiliens. Le combat contre le commerce illicite transfrontalier et le trafic de stupéfiants a permis de nouer des partenariats avec le ministère de la Justice et la police fédérale. Les « navires de l’espoir », patrouilleurs et navires-hôpitaux, dont un grand nombre ont été construits avec les ressources du ministère de la Santé, apportent leur soutien aux familles les plus éloignées au travers d’une assistance médicale et odontologique, de l´accès aux scrutins et, plus généralement, aux différents services de l´État. Concernant l’éducation nationale, la liaison établie avec le ministère de l´Éducation a permis la construction d´embarcations fluviales qui assurent, en toute sécurité, le transport des enfants jusqu’aux écoles. Les sourires recueillis à chaque passage confirment le succès de cette approche et symbolisent la mise en pratique de la citoyenneté.

La diplomatie navale que le professeur Hervé Coutau-Bégarie qualifie de meilleur des ambassadeurs dans le titre de son ouvrage de référence (6) révèle l’importance de cette dimension. Selon la politique de défense nationale, l´entourage stratégique du Brésil est composé de l´Amérique du Sud et s´étend dans l´océan Atlantique Sud jusqu’à l´Antarctique et la façade occidentale de l´Afrique. La marine brésilienne joue effectivement un rôle très important dans la logique de coopération qui caractérise la diplomatie brésilienne. En Amérique du Sud, l´intégration régionale autour du MERCOSUL (7) et de l´UNASUL (8) se poursuit non seulement dans les champs économique et socio-politique mais aussi de la défense. L´approbation récente de mesures pour garantir la transparence des échanges d´information touchant aux dépenses militaires et aux opérations renforce la confiance mutuelle et la stabilité de la région. La puissance navale, grâce à ses capacités de mobilité et de permanence, participe en outre aux multiples exercices avec les marines amies de façon à resserrer les liens d´amitiés : Fraterno avec les Argentins et Uruguayens ; Ninfa avec les Paraguayens ; Braper avec les Péruviens ; Venbras avec les Vénézuéliens ; et les opérations Caribex sont autant d’opération permettant d’arborer le pavillon brésilien en Guyane, au Suriname et dans toute la mer des Caraïbes.

Un autre atout intrinsèque de la puissance navale est de pouvoir adresser un message direct sans avoir de contraintes territoriales. Quand la force accomplit sa mission en mer, elle met en évidence ses capacités de déploiement, sa logistique, l´entraînement des équipages et finalement sa réactivité. Il est possible, en conséquence, de retenir la nature dissuasive de son emploi tout en ouvrant des potentialités parmi les partenaires soit en matière de formation ou d’équipements militaires, soit en termes d’échanges économiques. Les opérations Atlasur (Afrique du Sud, Argentine, Brésil et Uruguay), Ibsamar (Afrique du Sud, Brésil et Inde) ainsi que les visites aux ports africains relèvent de cette opportunité. L´appui croissant fourni par la marine brésilienne aux nations composant la ZOPACAS (9) et la CPLP (10) est également en parfaite symbiose avec les démarches politiques dont la Namibie constitue un bon exemple. Immédiatement après la consolidation des relations politiques entre les deux gouvernements à la fin des années 1990, la marine brésilienne a élaboré toute une série d´accords bilatéraux : formation de marins et de fusiliers marins, cession de navires, détermination des limites extérieures du plateau continental notamment. Ces accords ont aidé la Namibie à façonner sa propre marine et permis d’asseoir l’entente cordiale entre les deux pays qui a elle-même débouché sur de remarquables avancées politiques, militaires, sociales et économiques au niveau politico-militaire et socio-économique.

En définitive, il est indéniable que les trois aspects analysés – industrie de défense, citoyenneté et diplomatie – s’interpénètrent. L´établissement d´une BITD (11) intégrée, innovante et compétitive assure le développement de technologies de pointe qui peuvent trouver une application civile et ouvrir des opportunités d´exportation. Cette dualité – civilo-militaire – inspire la mobilisation des agents sociaux et économiques autour de projets souverains pour garantir les intérêts vitaux de la société brésilienne. Ensuite, quand ces mêmes citoyens s´aperçoivent du compromis de leur Marine, comme représentante du gouvernement, en les insérant au sein des services de l´État, l´esprit national se consolide. En effet, cette conquête de la citoyenneté représente leur inclusion comme membres actifs de la communauté politique qui garantit leurs droits à participer à des décisions nationales. Enfin, cette stabilité démocratique intérieure s’accompagne d’efforts diplomatiques tournés vers la coopération extérieure pour renforcer les relations pacifiques auprès du voisinage stratégique du Brésil. Les opérations de la MB à l´étranger confirment le raisonnement étatique ciblé sur la recherche de nouveaux partenariats sur les plans militaire et socio-économique. À cet égard, il est important de souligner l´établissement des liens diplomatiques plus étroits avec les nations africaines, soit par les échanges dans le domaine des forces navales, soit par la création de nouveaux postes d´attaché naval, comme par exemple au Sénégal, au Bénin, au Togo, en Namibie et au Cap Vert.

L´évolution de la puissance navale brésilienne représente avec certitude un important levier de développement de l´État. Agissant comme intégrateur social, elle est capable non seulement de façonner les comportements conformément aux valeurs caractéristiques de la société brésilienne mais aussi de renforcer les institutions régaliennes et les secteurs productifs de l´économie. Néanmoins, l´appartenance de l´auteur à cette même société l’oblige à s´interroger sur la volonté des politiciens, toujours mobilisés autour de leur individualisme partisan, de supprimer les discontinuités observées dans la politique de défense et de sécurité nationale afin de comprendre les vrais enjeux et relever les défis pour l´avenir de l´État brésilien.

* Officier de la Marine du Brésil, issu de la promotion Amiral Wandenkolk/GM-94 (1991-1994) de l´École Navale brésilienne, le capitaine de frégate CYPRIANO a servi au sein de la flotte pendant trois quarts de sa carrière. Il a été embarqué sur plusieurs bâtiments de surface ayant pris deux postes de commandement (un aviso et un centre de transmissions) et deux postes de commandant en second (un patrouilleur et une frégate). Il est actuellement stagiaire international de la promotion « Ceux de 14 » de l’École de Guerre à Paris.

(1) L´accord a été signé entre les deux pays, avec la participation de l´entreprise Kraftwerkunion (KWU) du groupe Siemens, pour la construction de huit centres nucléaires de production d´électricité (CNPE). En face de restrictions par rapport au transfert de technologies, notamment l´enrichissement de l´uranium, la Marine a développé le projet Chalana (divisé en deux parties, Ciclone pour l´enrichissement et Remo pour le réacteur) à partir de 1979 pour doter l´État d´un sous-marin nucléaire d´attaque (SNA). Aujourd’hui, le Brésil a deux CNPE en fonctionnement, un en construction et domine la technologie nationale pour l´enrichissement de l´uranium.
(2) L´entreprise Amazonie Bleue Technologies de Défense S.A. (AMAZUL) a été créé le 16 août 2013. Ses objectifs majeurs sont la promotion et le développement des technologies nécessaires aux activités nucléaires de la MB et du Programme Nucléaire Brésilien, ainsi que les projets de construction de sous-marins ainsi que la coopération au développement des programmes liés au renforcement de l´industrie de défense.
(3) Dénomination déposée par la Marine auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) pour définir les espaces maritimes de 4,5 millions de km2 revendiqués par le Brésil selon les règles de la CNUDM (1982).
(4) Le Commandant de la Marine du Brésil est l´équivalent du Chef d´État-Major de la Marine (CEMM) en France.
(5) Selon la Loi Complémentaire 91 du 9 juin 1999, le CM, en tant qu’Autorité Maritime, jouit des prérogatives suivantes liées aux activités subsidiaires particulières : contrôler la marine marchande en ce qui concerne la défense nationale ; assurer la sécurité de navigation ; contribuer à la formulation de la politique de la mer ; et réaliser et superviser l´accomplissement des lois et règlements dans les eaux sous juridiction brésilienne, en coordination avec les autres ministères.
(6) Le meilleur des ambassadeurs – Théorie et pratique de la diplomatie navale (Économica, 2010). L’auteur souligne les atouts de la diplomatie navale dans les fonctions politiques et opérationnelles, ainsi que les incertitudes liées à l’évolution du système stratégique au XXIe siècle.
(7) Le Marché Commun du Sud (MERCOSUL) a été créé le 26 mars 1991 par l´Argentine, le Brésil, le Paraguay et l´Uruguay. L´objectif majeur est l´intégration des États par la libre circulation de biens et services, de l´établissement des impôts communs et de l´adoption d´une politique commerciale basée sur de législations approuvées par les membres (inclusion du Venezuela et de la Bolivie après 2012, ainsi que des États associés comme le Chili (1996), le Pérou (2003), la Colombie (2004) et l´Équateur (2004)).
(8) L’Union des Nations Sud-américaines (UNASUL-2008), anciennement connue sous le nom de Communauté Sud-américaine des Nations (2004), est une organisation intergouvernementale composée des douze États d’Amérique du Sud qui intègrent deux unions douanières présentes dans la région : le MERCOSUL et la Communauté Andine (CAN), dans le cadre d’une intégration continue de l’Amérique du Sud. Elle s’inspire de l’Union européenne et a comme objectif la construction d´une identité et d´une citoyenneté sud-américaine et le développement d´un espace régional intégré.
(9) La Zone de Paix et Coopération de l´Atlantique Sud (ZOPACAS), organisation créée au lendemain de la résolution 41/11 de l’ONU (1986), intègre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et tous les pays de la côte Atlantique africaine, excepté le Maroc et la Mauritanie.
(10) La Communauté des Pays de Langue Portugaise (CPLP) a été créée le 17 juillet 1996 par sept pays : l’Angola, le Brésil, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Mozambique, le Portugal et Sao Tomé-et-Principe. En 2002, après son indépendance, le Timor oriental a rejoint l’organisation comme pays membre.
(11) Selon J. Paul Dunne (professeur d’économie à l’université du Cap – Afrique du Sud), la base industrielle et technologique de défense (BITD) est représentée par les entreprises qui permettent aux armées de conduire leurs opérations. Il les ventile en trois groupes : les unités qui concourent à la production des systèmes d’armes et des équipements létaux (de la R&D jusqu’à l’entretien) ; les unités qui fournissent des produits non létaux mais stratégiques (type carburant) ; et les unités qui fournissent des produits courants utilisés par les armées (type nourriture).
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