ANALYSES

Ukraine : « Delenda est Russia », une stratégie d’avenir ?

Tribune
14 mai 2014
Le but politique de Poutine est indiscutablement de faire de la Russie une grande puissance. C’est le rôle qu’elle a souvent joué au cours de son histoire, qu’il s’agisse de l’empire des Tzars ou de celui des Soviétiques. Il est vraisemblable, et même certain, que Poutine n’a choisi aucun de ces deux modèles mais qu’il veut construire son propre modèle, adapté aux conditions du XXIème siècle. Sa stratégie se déploie pour cela sur deux axes : interne et externe.

Au plan interne, il favorise deux piliers : le développement économique et la cohésion, les deux se consolidant réciproquement. Après la banqueroute de 1998 et le départ de Boris Eltsine, la croissance reprend, soutenue certes par l’exportation de matières premières et d’énergie, mais aussi par une politique de ré-industrialisation, qui profite d’ailleurs aux investisseurs étrangers, au premier rang desquels l’Allemagne (1). Elle profite aussi au peuple russe dont le revenu national brut passe de 7 259 USD en 2001 à 22 800 USD en 2012 (2). Le politique y gagne ainsi en popularité, et en détracteurs, puisque tout enrichissement crée des classes sociales qui, ayant accédé au confort matériel veulent ensuite acquérir plus de liberté politique. Il y a là un double défi pour Poutine car l’économie russe est encore loin de l’excellence et il le sait. Il a compris que c’est le marché qui crée la richesse, mais le rôle du politique doit-il le faciliter par plus de démocratie comme en Occident ou par un strict encadrement de la société comme en Chine ? Poutine est rebuté par les piteux résultats de la période de libéralisation sous Eltsine et ne dispose pas de l’appareil étouffant du parti communiste chinois pour contrôler la société. Il suit donc une voie médiane mêlant contrôle de la société, régulation de l’économie et autoritarisme politique, en somme un « despote éclairé (3) » qui pourrait assurer développement et puissance à son pays. Cette exigence de développement économique suppose aussi qu’il puisse inscrire la Russie dans le marché mondial pour avoir des débouchés pour ses productions, attirer les investissements étrangers et les transferts de technologie.

Au plan externe, Poutine cherche donc à être traité en partenaire à des fins économiques et politiques. La qualité de membre du G20, de l’OMC (4), les importants échanges économiques avec l’Allemagne d’un côté, l’aller-retour au sein du G8 (5), les demandes, rejetées, pour améliorer les partenariats avec l’Union européenne sont les jalons contradictoires de cette stratégie politico-économique. Il s’y ajoute une dimension politique, clé de voûte d’un accès à la puissance. Dans un monde dominé par la puissance américaine, la Russie ne peut trouver une place, d’où la plaidoirie (6) de Vladimir Poutine pour un monde multipolaire reposant sur le bon fonctionnement de la charte des Nations-Unies. Le projet de Poutine n’est pas l’annexion de tout ou partie de l’Ukraine, ou de quelque autre pays à minorité russe, mais la modification du modèle de gouvernance et donc la contestation de l’hégémonie américaine, par ailleurs harcelée par la montée de la Chine. La troisième dimension est militaire. La reconstruction de la puissance militaire (7) a été entreprise bien avant la crise ukrainienne. Son budget de défense d’un montant de 48,7 Mrd€ en 2013 en fait le troisième budget militaire du monde, derrière les États-Unis (415 Mrd€ en 2013) et la Chine (99,4 Mrd€ en 2013). Ce budget est passé à 79,3 Mrd€ en 2014 (8).

L’Ukraine est donc avant tout un champ d’affrontement russo-américain qui dépasse largement le cadre étroit des problèmes de démocratie, droits de l’homme, souveraineté nationale, protection du peuple russe dans lequel il se trouve enfermé. Ces problèmes sont importants, mais leur solution exige que l’on résolve d’abord ce différend sous-jacent qui les instrumentalise.

Dans la stratégie de Poutine, l’Ukraine a une place secondaire mais cependant indispensable. Cette place est, paradoxalement, celle d’un glacis face à l’OTAN et d’un pont avec l’Europe et l’Union européenne. Glacis contre l’OTAN qui est, aux yeux des Russes, mais aussi de nombreux autres pays, l’outil des États-Unis ; pont avec l’Europe et l’UE recherchée comme un partenaire de développement économique. En effet, l’Ukraine annexée aurait un apport marginal à l’économie, mais, libre et partenaire fiable, elle pouvait donner les moyens du commerce international en offrant des facilités portuaires (9), un réseau de gazoduc et une coopération industrielle (10).

Pour les États-Unis, l’Ukraine a, en revanche, une place centrale pour deux raisons.

Elle permet de nuire à l’économie russe, premier pilier de la stratégie de Poutine. Certes l’annexion de la Crimée a été une lourde défaite mais les États-Unis disposent encore de nombreux atouts : les sanctions économiques vers lesquelles les États-Unis poussent les Européens, les résultats négatifs sur la confiance des investisseurs en la Russie qu’induisent les sanctions ou les menaces, l’état de santé de l’économie russe qui a besoin de s’insérer dans la mondialisation et qu’il faut donc assiéger, des mesures concurrentielles au gaz russe, etc. Dans cette stratégie, au plus la crise durera, au plus la Russie sera affaiblie.

Elle permet aussi de détériorer l’image politique de la Russie et, à travers cette image négative, de consacrer l’échec du modèle multilatéraliste. Car si l’envie de multilatéralisme est clairement exprimée par Poutine, elle n’en est pas moins présente dans d’autres puissances en devenir comme la Chine, deuxième cible de la stratégie de « containment » américaine, l’Inde et autres (11) nations recherchant leur autonomie. Et cette recherche de puissance est perçue comme une menace pour les États-Unis (12) car le multilatéralisme est bien l’opposé de l’unilatéralisme actuel dont les racines sont dans l’hyperpuissance américaine et dans la mise en garde du 11 septembre 2001 (13).

Dans cette double optique, la dénonciation, quarante-huit heures après sa signature, de l’accord du 21 février 2014 et la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovitch ; les accords de Genève du 17 avril 2014, non suivis d’effet, notamment sur le désarmement des milices tant à l’Ouest qu’à l’Est ; le déclenchement des « opérations anti-terroristes » par le gouvernement de Kiev dès la fin de la visite du vice-président américain Joe Biden (21 et 22 avril 2014) ; la gesticulation de l’OTAN face à une hypothétique menace russe (14) ; la guerre civile qui se répand ; l’appel à l’intervention russe par les prorusses ; la tenue, le 11 mai 2014 du référendum d’indépendance et les regains de violence qui pourraient en découler sont autant d’avatars qui relancent la crise, au détriment du projet politique de Poutine. L’enjeu pour lui est d’arriver à faire baisser la tension à l’Est car l’attitude des « prorusses », la « war by proxy » dont Kiev est l’instrument et dont les morts ont déjà dépassé la centaine (15) sont autant de pièges contre lesquels il lui faudra manœuvrer dans les jours qui viennent. Il ne pourra compter sur aucun allié.

Depuis l’indépendance, la médiocrité de l’action politique, les difficultés économiques et la faible éthique civique ont profondément divisé les Ukrainiens et la volonté populaire s’y exprime aujourd’hui par la force et par le référendum, caricaturant la démocratie. Ainsi divisés, mais aussi très mal conseillés, ils ont refusé le rôle de charnière entre Europe et Russie. Un rôle clé qui, habilement utilisé, pouvait assurer leur prospérité, alors que les voici bientôt comme ces gonds rouillés et tordus pendant aux fenêtres des maisons abandonnées. L’Ukraine ne se sauvera donc pas seule.

L’Europe hésite à endosser, dans une vision géopolitique plus large, ce rôle de mentor de l’Ukraine et de charnière continentale qui tente certains et en rebute d’autre. La logique continentale dictée par la géographie physique qui englobe dans un même ensemble l’Europe, de Brest au-delà de l’Oural, et a ainsi façonné l’histoire des peuples européens et les géographies culturelle, économique et politique qu’ils ont développées, tente certains, comme l’Allemagne. Mais elle rebute ceux pour qui la parenthèse de l’empire soviétique a brisé toute confiance dans le monde russe. Il y a enfin ceux qui se sont rapprochés économiquement de Moscou mais qui n’assument pas leurs choix. Dans ces conditions, l’UE velléitaire fluctue entre un rôle d’arbitre (16) et un rôle de soutien d’une des équipes (17). L’Allemagne est tiraillée entre son tropisme occidental solidement ancré dans le succès de son histoire politique depuis la fin de la 2nde Guerre mondiale et dans ses intérêts économiques et les nouvelles dimensions de sa politique industrielle et énergétique prenant appui sur un partenariat approfondi avec la Russie (18). Elle adapte ainsi ses positions (19), alternant, dans le processus de résolution de la crise ukrainienne, tentatives de conciliation et critiques, surtout vers la Russie. Les anciennes démocraties populaires continuent à se méfier de la Russie sur laquelle flotte encore l’ombre du communisme hégémonique. Si le Royaume-Uni tient un langage critique, il n’est cependant pas favorable à des sanctions économiques mais ne l’affirme pas ouvertement. La France a trop de soucis budgétaires pour suivre une voie de coercition économique et trop de faiblesses dans sa réflexion stratégique pour imposer une vision géopolitique (20).

L’incapacité de l’Europe à concevoir une vision géopolitique de la gouvernance mondiale future découle donc de ces tiraillements et de cette somme de faiblesses politiques, lesquels sont tout à la fois causes et conséquences de la faiblesse militaire. Or, sans le poids de la force, le pouvoir politique et la coercition économique, sociale ou culturelle sont inopérants. Dans l’Europe de la défense, chacun attend de l’autre qu’il fasse un effort et tous se retournent vers l’OTAN. La difficulté de cette approche réside dans le fait que l’OTAN, ce n’est pas vraiment l’Europe mais surtout les États-Unis, ce qui est doublement vrai, tant au point de vue du poids décisionnel de ce pays que de la perception qu’en ont les pays tiers. Ainsi donc l’Europe, qui ne sait, ne veut et ne peut s’imposer entre les deux protagonistes, se dépossède lentement de son futur.

Les deux protagonistes sont donc laissés face à face, l’un proclamant « Delenda est Russia », l’autre, acculé, glissant inexorablement vers sa perte, au risque d’entraîner dans sa chute de nombreux pays du continent.

Ce n’est certainement pas là l’intérêt bien compris de l’Europe, non plus que de l’Ukraine d’ailleurs. Un sursaut de l’Europe est nécessaire pour quitter les limbes d’une stratégie de l’émotion et se hisser au niveau de la géopolitique : renouer le dialogue avec la Russie et créer un avenir commun ; arbitrer et non prendre parti en Ukraine et y faire la pédagogie de la démocratie ; relancer la gouvernance multilatérale via l’ONU ; rééquilibrer sa relation avec les États-Unis en défendant ses intérêts tout en conservant le cadre d’une amitié indéfectible ; et, enfin et surtout, construire un instrument militaire et donc diplomatique crédible lui assurant son indépendance de décision politique sont les impératifs du retour à la paix en Europe, comme ailleurs, et d’une véritable gouvernance mondiale partagée.

(1) http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-russie/2011-09-demographie-russe.pdf
(2) http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GNP.PCAP.PP.CD et http://www.oecd-ilibrary.org/economics/profil-statistique-par-pays-federation-de-russie_2075227x-table-rus
(3) Michel Meyer in Le Plus du Nouvel Obs
(4) La Russie adhère à l’Organisation Mondiale du Commerce le 22 août 2012 après 18 années de négociations, avec seulement 16 % d’opinions positives dans la population russe. Cette adhésion constitue néanmoins un redoutable défi pour la Russie qui doit alors s’ouvrir à la production des pays manufacturés, et notamment de la Chine, bien plus compétitive en termes de qualité comme de coûts. Cf. http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/08/22/la-russie-rejoint-l-omc-avec-moult-handicaps_1748443_3234.html
(5) Créé en 1975, le G7 accueille la Russie en 1998 et devient le G8, avec une présidence annuelle tournante. Le 24 mars 2014, les membres du G7 historiques décident de refuser de participer au sommet de G8 devant être organisé les 4 et 5 juin 2014 à Sotchi par la Russie alors présidente. Ils se réunissent ce jour-là à Bruxelles au format G7 pour traiter de l’Ukraine puis tiendront un sommet annuel à Bruxelles les 4 et 5 juin 2014. La Russie est donc de facto exclue et le format G8 abandonné.
(6) Tribune dans le New York Time du 11 septembre 2013.
(7) La puissance militaire russe s’appuie d’abord sur le nucléaire, peu commenté dans la crise ukrainienne et pourtant présent en toile de fond. Le 8 mai 2014, en présence de Vladimir Poutine, la défense russe a procédé à des tirs d’essai de plusieurs missiles balistiques (un terrestre intercontinental et plusieurs de courte portée depuis des sous-marins).
(8) http://www.lemonde.fr/international/article/2014/02/04/les-budgets-de-defense-mondiaux-repartent-a-la-hausse_4359718_3210.html?xtmc=les_budgets_de_defense_mondiaux_repartent_a_la_hausse&xtcr=1
(9) Cette question a reçu une réponse avec l’annexion de la Crimée.
(10) Avant le changement de régime à Kiev, la Russie pouvait compter sur un accord gagnant-gagnant avec l’Ukraine : facilités portuaires en échange de gaz et échanges industriels, notamment avec l’industrie aéronautique ukrainienne.
(11) Les membres du G20 par exemple qui se sont clairement désolidarisés des menaces de frappe sur la Syrie à l’automne 2013.
(12) Voir “Sustaining U.S. Global Leadership: priorities for the 21st Century Defense” notamment, p.2 “Over the long term, China’s emergence as a regional power will have the potential to affect the U.S. economy and our security in a variety of ways.”
(13) Discours du président Georges W.Bush devant le Congrès le 11 septembre 2001.
(14) Alors que cette menace éventuelle s’exerçait contre un pays hors du champ de compétence de cette organisation (article 5 du Traité de Washington).
(15) Depuis le début des soulèvements place Maidan.
(16) Accord du 21 avril 2014 négocié avec les deux fractions aux prises en Ukraine, par les Ministres des affaires étrangères allemand, français et polonais. En l’absence de pouvoir pour le faire appliquer, il a été volé en éclat sous 48 heures.
(17) L’UE avait proposé une aide de 601 millions d’euros à l’Ukraine en novembre 2013 dans le cadre de l’accord de partenariat en passe d’être signé par le président Ianoukovitch. Elle a fait monter sa proposition à 11 milliards d’euros le 5 mars 2014, une somme égale à celle qui ayant été promise par Poutine à Ianoukovitch, a conduit à son refus de signer avec l’UE.
(18) Jusqu’en 2005, l’Allemagne était le premier partenaire commercial de la Russie, dépassée en 2007 par la Chine. Ce qui montre de proche en proche l’interdépendance de ces États et le rôle de « charnière » que chacun d’eux joue, en en tirant tout bénéfice. http://ifri.org/?page=detail-contribution&id=5984&id_provenance=97
(19) Quelques exemples de ces fluctuations : Accord Merkel-Poutine du 23 mars 2014 par lequel Vladimir Poutine accepte l’envoi d’une mission d’une centaine d’observateurs de l’OSCE en Ukraine, d’un côté, déclaration conjointe avec François Hollande pour menacer la Russie de sanctions : ‘n échec à la tenue des élections présidentielles internationalement reconnues déstabiliserait encore plus le pays. La France et l’Allemagne estiment que dans ce cas les conséquences appropriées devraient être tirées, comme envisagé par le Conseil européen du 6 mars’, déclaration commune du 10 mai 2014, de l’autre côté.
(20) Esquivant le débat sur unilatéralisme versus multilatéralisme, et rejetant toute analyse approfondie de la situation internationale, la France invente le concept de « zéro-polaire », se plaçant intellectuellement hors du champ du réel et de toute possibilité d’apporter une réponse pertinente aux crises actuelles et de penser l’avenir. Discours de Laurent Fabius, au siège de l’ASEAN, Jakarta, 2 août 2013.
Sur la même thématique