ANALYSES

Vers une réconciliation turco-arménienne ?

Tribune
28 avril 2014
Comme toujours lorsqu’il s’agit des questions mémorielles, il est nécessaire de mettre ces propos en perspective et le premier constat qui s’impose c’est que de telles condoléances ont, pour la première fois, été prononcées par une des plus hautes autorités de l’appareil d’Etat, par celui qui occupe le centre de l’échiquier politique depuis plus d’une décennie. La portée d’une telle déclaration n’est donc pas secondaire, et nous considérons qu’elle s’inscrit dans un long cheminement, porté initialement par une partie de la société civile turque, et qui permet d’aborder aujourd’hui une question dont on sait qu’elle a été interdite de débat par l’Etat durant des décennies. Ce chemin est-il terminé ? Assurément non.

La question du génocide arménien est terriblement complexe. Si personne ne nie l’horreur des événements de 1915 qui ont décimé tant de familles arméniennes, et nombre de turques, force est de constater que le consensus ne s’est pas réalisé sur la qualification exacte des responsabilités de ceux qui en sont à l’origine. L’objet d’un libre débat n’est pas tant que les Arméniens soient convaincus du caractère génocidaire des massacres de 1915, ils le sont déjà, mais de rendre possible l’émergence d’une communauté de point de vue entre les Turcs et les Arméniens sur ces terribles événements. Les sentiments de douleurs qui se rattachent à la caractérisation de la tragédie arménienne, qualifiée de génocide ou non, ne supportent pas qu’ils puissent être instrumentalisés par des vérités révélées, que ces dernières soient d’ordre étatique ou diasporique. En effet, du refus ou de l’acceptation d’examiner son passé et de l’assumer dépend la capacité pour tous les pays d’être en paix avec eux-mêmes et d’échapper aux plaies du nationalisme ethnique et du communautarisme. Nous savons que la République de Turquie, profondément traumatisée par les conditions dans lesquelles elle s’est constituée après avoir payé un considérable tribut humain, a longtemps refoulé la question arménienne. Un des enjeux réside alors dans le fait que la société turque, dans sa diversité, ne soit plus en situation d’accepter comme une évidence le discours officiel, de façon à ce que d’autres voix puissent se faire entendre dans la diaspora arménienne qui a besoin d’autre chose que de ressasser l’horreur. En retour, il est tout aussi nécessaire que la diaspora arménienne sache s’imposer un devoir de retenue et puisse ainsi laisser s’exprimer en Turquie d’autres voix que celles relayant la vérité officielle.

Force est d’admettre que sur ces questions sensibles la société turque est en passe de relever un formidable défi en se réappropriant un sujet qui fut tabou durant des décennies. Au-delà des obstacles de toutes sortes, les articles, ouvrages, colloques qui y sont consacrés se font de plus en plus nombreux, et permettent de considérer qu’une véritable maturité est en passe de se cristalliser. La déclaration du Premier ministre turc s’inscrit dans ce processus. Il s’agit donc de libérer une Histoire qui ne serait ni le monologue des points de vue officiels ni le relativisme de la dispersion des points de vue pour enfin parvenir à un compromis. C’est-à-dire favoriser une conception de l’Histoire suffisamment ouverte et attentive pour être capable de porter la pluralité des mémoires et leur faire perdre leurs prétentions exclusives. Ce nécessaire travail de réflexion sur elle-même, la Turquie doit le réaliser. Il est grand temps, 99 ans après les évènements, de faire enfin la lumière sur leurs causes, leur déroulement et leurs effets.

Ce serait à l’honneur de la France, et conforme à sa tradition, d’appuyer la proposition du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, adressée en 2005 au président de la République d’Arménie et réitérée le 23 avril, encourageant la création conjointe d’une commission composée d’historiens arméniens et turcs, en s’engageant à l’avance à en accepter les conclusions. Si des garanties supplémentaires étaient exigées, rien n’empêcherait d’explorer la possibilité d’ouvrir la commission d’historiens à d’autres spécialistes des questions internationales ou de placer ses travaux sous l’égide de l’ONU, du Conseil de l’Europe ou de l’OSCE par exemple.

Malheureusement le discours de François Hollande, prononcé le 24 avril à Paris, ne s’inscrit pas dans cette logique. Nous savons que la France a reconnu le génocide par la loi du 29 janvier 2001, mais visiblement le président de la République veut aller plus loin et relancer le processus d’une loi visant à pénaliser celles et ceux qui n’acceptent pas cette analyse de l’Histoire. La dernière tentative allant en ce sens, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, s’était piteusement terminée. Le 28 février 2012, le Conseil constitutionnel avait en effet déclaré inconstitutionnelle la loi de pénalisation adoptée par le Parlement français quelques semaines auparavant. C’est pourquoi François Hollande a pris le soin de préciser dans son discours qu’il avait donné instruction au gouvernement pour préparer un nouveau texte qui, cette fois-ci, soit « incontestable ».

On le constate, de multiples parties à ce dossier se préparent à la commémoration de 2015. Par sa déclaration, le Premier ministre turc, tente de prendre les devants et cherche à éviter que les pressions à l’encontre de la Turquie ne se fassent trop fortes en 2015. A contrario , d’autres responsables politiques à travers le monde, tel François Hollande, essaient pour leur part de se saisir de l’échéance de 2015 pour accroître les pressions à l’encontre d’Ankara. On peut douter que ce soit la bonne méthode et nul n’imagine que la Turquie se laissera dicter de l’extérieur son – nécessaire – travail de mémoire.

Il nous semble que l’attitude la plus responsable pour que Turcs et Arméniens puissent enfin retrouver la voie de la compréhension et de la coopération serait de tout faire pour réactiver les protocoles d’accord qui avaient été signés par les responsables politiques d’Ankara et d’Erevan, le 31 août 2009. Les deux protocoles visaient à l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays, à la reconnaissance et à l’ouverture de leurs frontières, à la mise en œuvre d’une série de domaines de coopérations bilatérales (infrastructures énergétiques, tourisme, transports, coopération économique, éducation, environnement, mécanismes de consultations ministérielles…) et enfin à l’examen de leur douloureux passé. A cause des fortes résistances nationalistes présentes dans les deux pays, ceux-ci n’ont toutefois jamais été ratifiés par leurs Parlements respectifs.

La France, qui co-dirige le Groupe de Minsk (1) avec la Russie et les Etats-Unis, s’honorerait à prendre les initiatives nécessaires pour réactiver lesdits protocoles qui étaient porteurs d’espoir et prônaient la bonne méthode pour se projeter dans l’avenir de façon constructive. Ce serait la meilleure façon de préparer l’année 2015 et d’aider Turcs et Arméniens a enfin se réconcilier.

(1) Le Groupe de Minsk a été créé en mars 1992, sous l’égide de l’OSCE, afin d’encourager la recherche d’une résolution pacifique et négociée du conflit opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh.
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