ANALYSES

Inde, la démocratie grand format

Tribune
7 avril 2014
Pour ces 16e élections de la Lok Sabha (Chambre du peuple, chambre basse du Parlement indien) depuis l’indépendance de l’Inde en 1947, la commission électorale indienne, organe indépendant et respecté ayant la lourde responsabilité d’assurer le bon déroulement des élections, indique que le corps électoral aurait augmenté de près de 100 millions de personnes par rapport aux élections générales de 2009 et se monterait à 814,5 millions d’électeurs. Parmi eux, la jeunesse pourrait jouer un rôle décisif, puisqu’on estime que 23 millions de ces nouveaux électeurs ont entre 18 et 19 ans, soit 2,88 % du corps électoral, contre 0,75 % en 2009.

L’Uttar Pradesh au centre du jeu électoral

Les 543 sièges de députés seront attribués selon un système de scrutin majoritaire uninominal à un tour, le candidat arrivant en tête remportant le siège. Dans ce pays grand comme cinq fois la France et près de 20 fois plus peuplé, la répartition des sièges se fait par État, découpé en district (circonscription), en fonction de leur population. Si, à titre d’exemple, des États moins peuplés comme l’Arunachal Pradesh au Nord-Est du pays (1,4 million d’habitants) et l’Himachal Pradesh au Nord (6,8 millions d’habitants) ne se disputeront respectivement que 2 et 4 sièges, en revanche, les regards seront braqués sur les grands États qui font traditionnellement la différence dans ces élections générales. Les États de Maharashtra (112 millions d’habitants, 48 sièges), du Bengale-Occidental (91 millions d’habitants, 42 sièges), de Bihar (103 millions d’habitants, 40 sièges), du Karnataka (29 sièges) ou du Gujarat (26 sièges) seront des États à forts enjeux. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, dans l’État de l’Uttar Pradesh, dans le Nord du pays, que pourrait se faire la différence. Avec ses 200 millions d’habitants (État le plus peuplé du pays) et ses 80 sièges à répartir, il constitue un enjeu capital de l’élection pour les différentes forces politiques.

C’est d’ailleurs dans cet État que sont engagés les principaux leaders politiques aspirant à la fonction de Premier ministre : qu’il s’agisse du leader du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (BJP), Narendra Modi, qui se présente dans le district (constituency) de Varanasi (mais également, comme la loi l’y autorise, dans son fief de Vadodara, dans l’État du Gujarat dont il est le ministre en chef), du leader du parti du Congrès, Rahul Gandhi (même s’il ne s’est pas officiellement déclaré candidat), dans le district historique de la famille Gandhi, à Amethi, ou encore du leader du tout nouveau parti anti-corruption le Aam Aadmi Party (le Parti de l’homme ordinaire), Arvind Kejriwal, qui s’est décidé à aller défier le candidat du BJP dans son district de l’Uttar Pradesh. Cependant, malgré la polarisation autour des deux principaux partis que sont le BJP et le Congrès, et malgré l’irruption médiatique de l’AAP, comme dans la chambre précédente, c’est près d’une quarantaine de partis politiques qui pourraient être représentés dans l’assemblée nouvellement élue. Ainsi, à l’image des dernières mandatures, il n’est pas improbable que ce soit à nouveau une coalition qui soit portée au pouvoir, aucun des grands partis nationaux ne disposant, seul, de la majorité à la Lok Sabha. Loin de se réduire à un bipartisme, que le mode de scrutin renforce pourtant en règle générale (comme c’est le cas au Royaume-Uni), la vie politique parlementaire et le pouvoir exécutif indiens doivent composer avec une multitude de forces politiques au fort ancrage régional et qui négocient leur soutien au gouvernement.

Au cours des quinze dernières années, cette fragmentation du jeu politique national indien a conduit à la constitution de coalitions de gouvernement à géométrie variable organisées autour d’un grand parti national et de différents partis régionaux. Depuis 2004, la coalition de centre-gauche au pouvoir, l’United Progressive Alliance (UPA), regroupe autour du parti national indien du Congrès, plus d’une dizaine de partis politiques dont l’ancrage est principalement régional (le Rashtriya Lok Dar en Uttar Pradesh, le National Conference au Jammu-et-Cachemire, etc.). Cette coalition a succédé à la coalition de droite, National Democratic Alliance (NDA), qui a dirigé le pays entre 1999 et 2004, et qui regroupait entre autres le parti nationaliste hindou du BJP, le Shiromani Akali Dal (Punjab), le Shiv Sena (Maharashtra), etc. On trouve également représenté au Parlement indien une coalition de partis de gauche, le Left Front, emmené par le parti communiste indien (Communist Party of India-Marxist).

Narendra Modi, l’homme du Gujarat en route pour Delhi

Défaite lors des derniers scrutins locaux, la coalition de centre-gauche est donnée vaincue lors des élections générales qui débutent, au profit d’une coalition de droite emmenée par le leader du BJP et candidat au poste de Premier ministre, Narendra Modi. Donné favori par les enquêtes d’opinion, l’actuel ministre en chef du Gujarat, à l’ouest du pays, ne fait cependant pas l’unanimité, critiqué pour ses penchants à la division communautaire du pays, pour son rôle dans les émeutes antimusulmanes de 2002 dans l’État du Gujarat, dont il était le tout nouveau dirigeant, ou encore pour le mirage que constituerait le modèle de développement qu’il a instillé au Gujarat, modèle libéral qu’il ne cesse pourtant de vanter et dont il voudrait reproduire les méthodes à l’échelle nationale. Loin d’être porté par une vague dans tout le pays, comme il le suggérait au début de l’année, le candidat du parti nationaliste hindou pourrait surtout profiter du rejet massif dont fait l’objet la coalition au pouvoir depuis dix ans.

Ces dernières années, le pays a été confronté à un ralentissement de son activité économique (environ 4,8 % de croissance économique en 2013), loin des performances frôlant les deux chiffres du début du siècle et qui, seules, peuvent permettre au pays de répondre aux défis démographiques et de la pauvreté auxquels il est confronté. Malgré les progrès réalisés depuis dix ans en la matière, plus d’un quart de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté. À cela s’ajoute une augmentation de l’inflation ces dernières années (supérieur à 10 %) rendant le coût des produits de base plus cher. L’augmentation des prix des produits agricoles et alimentaires est vécue comme l’un des principaux échecs du gouvernement de coalition UPA dirigé par Manmohan Singh, et dont le parti du Congrès est le pilier.

A ces défis socio-économiques s’ajoute le fléau de la corruption, qui gangrène toutes les strates de l’État et de la société, et révèle un « ras-le-bol » généralisé. Ce thème de la corruption, utilisé contre la coalition au pouvoir et contre le parti du Congrès en particulier du fait des nombreuses affaires qui ont éclaté ces dernières années, est notamment porté par l’AAP, dont le leader Arvind Kejriwal en a fait son cheval de bataille. Créé il y a à peine plus de deux ans, ce mouvement capitalise sur le mécontentement populaire en la matière, ce qui lui a permis d’emporter les élections locales pour l’Assemblée de l’État de Delhi en décembre 2013. Cependant, relativement récente et s’étant décidée en début d’année seulement à participer à ces élections générales, il n’est pas certain que cette organisation reproduise son exploit de décembre. Ce qui n’empêche pas toutefois les militants du Parti de l’homme ordinaire de s’activer. Comme au Gujarat, justement sur les terres du leader du BJP, où, malgré une faible implantation locale et des moyens peu nombreux, casquette blanche vissée sur la tête et balai en guise d’emblèmes, des militants volontaires et en colère, souvent jeunes, séduits par ce discours anti-corruption de rupture, tentent de faire souffler un vent de changement sur la plus grande démocratie du monde.
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