ANALYSES

Evolution ou révolution de la défense japonaise ?

Tribune
19 décembre 2013
En effet Pékin inquiète, et pas seulement le gouvernement nippon. Ainsi, selon un sondage Yomiuri-Gallup(2) publié tout récemment, 78 % des Japonais citent la Chine comme la première menace militaire pour l’Archipel, la Corée du Nord venant derrière, suivie par la Corée du Sud et la Russie. C’est la deuxième fois à la suite qu’un sondage place Pékin en tête des menaces militaires.

Côté ministère de la défense, la menace est identifiée comme telle depuis plusieurs années, les différents Livres Blancs de la défense japonaise s’alarmant des développements militaires dans son aire géostratégique proche (3).

La menace la plus forte est chinoise, même si les essais nucléaires et les lancements réguliers de missiles balistiques nord-coréens inquiètent aussi Tokyo. Mais dans l’immédiat, les tensions se cristallisent sur un petit chapelet d’îlots en mer de Chine orientale. « La Chine est engagée dans de nombreux litiges territoriaux avec ses voisins, et le cas des Diaoyu-Senkaku est symptomatique : les forces chinoises et les gardes-côtes japonais se disputent la souveraineté de cinq îles inhabitées, et inhabitables, situées à 330 kilomètres des côtes chinoises et à 410 kilomètres de l’île japonaise d’Okinawa, mais disposant potentiellement de larges ressources halieutiques et en hydrocarbures. La position géostratégique de ces îles en fait la clé du nord de la mer de Chine, ce qui permettrait de déployer en toute discrétion les sous-marins nucléaires chinois, de tenir à distance les marines américaine et japonaise et de déboucher plus discrètement dans l’océan Pacifique (4)».

Les relations entre la Chine et le Japon se sont encore tendues fin novembre 2013 puisque « Pékin a décrété, samedi 23 novembre, une « zone aérienne d’identification » (ZAI) dans l’espace aérien des îles Diaoyu-Senkaku au-dessus de la mer de Chine orientale. Pékin exige désormais que tout appareil s’aventurant dans cette zone fournisse au préalable son plan de vol précis, affiche clairement sa nationalité et maintienne des communications radio permettant de « répondre de façon rapide et appropriée aux requêtes d’identification » des autorités chinoises, sous peine d’intervention des forces armées (5) ».

Evolution de la doctrine

Cette évolution de la perception du contexte géostratégiques et des menaces a entraîné des changements doctrinaux dans la politique de défense du Japon.

La première évolution doctrinale majeure dans la stratégie de défense du Japon post Guerre froide s’incarne dans les NDPG de 2010. Changement le plus notoire, la défense dynamique succède à une défense statique héritée du conflit Est-Ouest. En outre, les Forces d’Auto-Défense, cantonnées jusque-là à un rôle d’appoint(6), entament un processus d’autonomisation et de développement. Avec l’acquisition des destroyers porte-hélicoptères DDH22 et les exercices de débarquement et de projection de forces tels Iron Fist en février ou Dawn Blitz en juin 2013(7), le développement de moyen C4ISR(8) démontre désormais une volonté de faire évoluer les FAD (Forces d’autodéfense, nom de l’armée japonaise) vers une plus grande diversité de missions. Pour l’amiral Kawano, « le Japon est composé d’une multitude d’îles, nécessitant le développement de capacités de projection de force et d’opérations amphibies. Cependant nos capacités restent limitées (par les ressources et les investissements réduits) et nous voulons améliorer cette capacité en coopération avec les FAD terrestres dans le futur (9) ».

Les nouvelles NDPG adoptées ce 17 décembre modifient le concept de défense dynamique qu’elles remplacent par celui de défense mobile intégrée . Cette nouvelle stratégie accroit l’importance de l’intégration et de la mobilité des forces(10). Il s’agit d’obtenir un effet militaire recherché par la combinaison des différentes armes et armées et par la numérisation accrue du champ de bataille ainsi que la priorité accordée aux moyens ISR . La capacité de projection de force, une nouveauté dans la stratégie japonaise qui se veut purement défensive, est présentée comme un outil défensif. Concrètement, le Japon cherche à se prémunir contre un coup de force chinois contre les îles Senkaku/Diaoyu. En effet, le ministre de la Défense, Itsunori Onodera, a cité spécifiquement le cas d’opérations sur des « îles lointaines (11) ».


Ce nouveau concept est concomitant d’un redéploiement des forces qui prend en compte le basculement de la menace du Nord de l’archipel vers le Sud et l’Ouest, et notamment vers la chaîne des îles d’Okinawa et les îles disputées des Senkaku/Diaoyu, afin d’y contrer les ambitions chinoises. Par ailleurs, l’accent est mis sur le caractère opérationnel des forces. Trois piliers principaux soutiennent cette évolution du système de défense et doivent être renforcés : les capacités de renseignement et de surveillance, les capacités de réaction et enfin les capacités de mobilisation et de déploiement (12). Le ministre de la Défense japonais a également jugé qu’il était primordial d’établir des troupes amphibies (13) qui seraient en mesure de reprendre les îles du Sud-Ouest de l’Archipel et notamment les Senkaku, dans le cas où ces dernières seraient envahies et occupées. Cette nouvelle force sera inspirée du modèle des Marines américains. Les forces terrestres japonaises verront d’ailleurs leur effectif progresser de 5 000 hommes pour atteindre 150 000 hommes.

Ainsi, si les tensions entre les deux pays guident les évolutions récentes de la Défense japonaise et de ses concepts et doctrines, elles sont dans le même temps instrumentalisées par les pouvoirs en place pour justifier le développement de leur budget militaire respectif.

Evolution des matériels et hausse du budget de défense japonais

Le gouvernement japonais a décidé mardi 17 décembre d’augmenter de 5 % ses dépenses militaires dans les cinq ans à venir, afin notamment d’acheter des équipements de défense de territoires insulaires. « Le premier ministre conservateur Shinzo Abe a donné son feu vert à des dépenses de 24 700 milliards de yens (175 milliards d’euros) entre 2014 et 2019, qui comprennent l’achat de différents matériels. C’est la deuxième fois depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2012 que M. Abe annonce une augmentation des dépenses militaires. La première fois, début 2013, il avait accru le budget annuel initial, une première depuis onze ans (14). » En mars, Pékin a décidé de gonfler son budget annuel de plus de 10 %, à quelque 86 milliards d’euros (comparé à 35 milliards d’euros chaque année en moyenne pour le Japon entre 2014 et 2019). Au Japon, le budget pour l’année fiscale commençant en avril 2014 sera de 4 900 milliards de yens.

Le plan de défense à moyen terme (MTDP), révélé le 13 décembre, commencera lors de l’année fiscale 2014 début avril prochain. Outre les frais de personnel, les acquisitions de matériels comprendront l’achat de trois drones américains de surveillance de type Global Hawk qui surveilleront les activités militaires chinoises et nord-coréennes (comme les tirs de missiles balistiques). Deux destroyers équipés du système anti-missile Aegis seront acquis faisant passer la flotte japonaise à 8 destroyers de ce type. Ils ont la capacité d’intercepter les missiles nord-coréens que Pyongyang teste périodiquement.

Afin de mieux couvrir ces îles, 17 avions à décollage vertical et à rotors basculants MV-22 Osprey, 52 véhicules amphibies pour débarquer des troupes et 5 sous-marins seront acquis. D’autres matériels très performants seront également acquis comme 28 avions de combat furtifs F-35 américains, ainsi que quatre avions d’alerte aérienne et trois ravitailleurs en vol. Ces appareils permettront au Japon de mener trois missions indispensables dans l’optique d’une reconquête des îles : la permanence aérienne afin d’y maintenir une supériorité, le soutien aux forces chargées d’une opération amphibie et la protection de la flotte.

L’ensemble de ces acquisitions visent donc à répondre à l’évolution de la menace militaire pesant sur le Japon et le changement de la doctrine de la défense qui vise à faire basculer la priorité de défense du Japon vers les îles de l’ouest et du sud de l’archipel, alors qu’elle restait focalisée jusqu’à présent sur les plans de protection du nord et de l’est du pays face à l’ex-Union soviétique, datant de la guerre froide.

Coopération régionale de sécurité

Mais Tokyo ne peut s’appuyer uniquement sur ses forces armées pour différentes raisons : budget militaire insuffisant et sous contrainte, disproportion croissante entre les forces militaires japonaises et chinoises… Aussi Tokyo doit s’appuyer sur un réseau de partenaires stratégiques, au premier rang desquels sont les Etats-Unis, avec qui Tokyo est lié par un traité de sécurité de 1960, comme nous l’avons déjà souligné dans Affaires Stratégiques (15).

Plus récemment la coopération s’est accentuée avec les pays de l’Asie du Sud-Est, Etats avec lesquels le Japon souhaite développer la coopération sécuritaire (16) et aussi une certaine communauté de valeurs et de positions. « Le Japon et les nations de l’Asie du Sud-Est ont plaidé samedi pour une ouverture du ciel et de la navigation en pleine mer sur fond de tensions avec Pékin en mer de Chine orientale. Dans une déclaration adoptée lors du sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) à Tokyo, ils prônent également un règlement des litiges par des moyens pacifiques (17).»

Tokyo cherche une coopération globale et également bilatérale, que ce soit tout récemment avec le Cambodge (18) ou dans le cadre d’une coopération renforcée avec le Vietnam(19), auquel il pourrait fournir des navires pour les garde-côtes vietnamien afin de contrer les revendications croissantes de Pékin sur les îles et les récifs de mer de Chine méridionale.

L’activisme diplomatique et sécuritaire est renforcé par les tensions avec la Chine mais aussi par un calendrier serré et les contraintes politiques et économiques pesant sur le gouvernement Abe.

Une fenêtre d’opportunité unique pour mener les réformes voulues par Abe ?

Shinzo Abe, soucieux de redonner à son pays un rang notoire sur la scène internationale, qu’il estime pour l’heure menacé, voire perdu, semble bénéficier aujourd’hui d’une fenêtre d’opportunités pour mener à bien ses réformes. L’horizon semble en effet se dégager pour 2014 puisque le Premier ministre japonais dispose d’une majorité absolue au Sénat et qu’aucune élection n’est prévue avant 2016. Parmi ses priorités : le redressement de l’économie japonaise qui a connu 15 ans de déflation et de croissance molle, et dont la reprise reste encore incertaine. Le Japon a également subi de plein fouet deux chocs majeurs : la crise financière mondiale de 2008 et le tsunami de 2011. Pour mettre fin à cette situation, le Premier ministre a lancé consécutivement deux plans de relance et des réformes, les fameuses « Abenomics », dont les premiers effets positifs sur l’économie japonaise lui assurent aujourd’hui une forte popularité dans l’opinion. Cependant, si ces mesures se révélaient insuffisantes, sa position en ressortirait très fragilisée. C’est en connaissance de cause qu’il a donc décidé d’impulser des politiques plus vastes telles l’augmentation des dépenses militaires, une loi très restrictive sur les « secrets d’Etat », ou enfin la création d’un Conseil de sécurité nationale composé, sur le modèle américain, de quatre personnes dont lui-même, ainsi que les ministres de la Défense et des Affaires étrangères. *

Pour conforter l’adhésion de la population à son programme, y compris dans ses mesures les plus controversées, Shinzo Abe sait utiliser le contexte international. Selon Tomoaki Iwai, de l’université Nihon, le Premier ministre Abe se sert ‘intelligemment’ de la ‘menace chinoise’ comme d’un épouvantail à même de fédérer une population encore très empreinte de pacifisme (20). L’année 2014 pourrait marquer un tournant dans la politique du Japon avec la question de la réinterprétation de l’article 9 de la Constitution, celui-là même qui interdit au pays de posséder une armée…

(1) Zachary Keck, ‘Japan to Approve New China-Centric Defense Posture‘, The Diplomat, 11 décembre 2013
(2)Yomiuri-Gallup Survey / China still ‘biggest military threat’, The Yomiuri Shimbun, 16 décembre 2013
(3) Edouard Pflimlin, ‘Livre blanc de la défense japonaise : Pékin et Pyongyang à nouveau pointés du doigt‘, Affaires stratégiques, IRIS, 15 juillet 2013
(4) Edouard Pflimlin, « Face à la Chine, le Japon fourbit ses armes », Lemonde.fr, 28 novembre 2013
(5) Edouard Pflimlin, « Face à la Chine, le Japon fourbit ses armes », Lemonde.fr, 28 novembre 2013
(6) James HOLMES, « Japan’s Cold War navy », The Naval Diplomat, 15 octobre 2012.
(7) Jennifer PIRANTE, « Iron Fist 2013 : US-Japan partnership stronger thane ever », 13th marine expeditionary Unit
(8) Command Control Communication Computer Intelligence Surveillance Reconnaissance.
(9) Dzirhan MAHADZIR, interview of Admiral Kawano, Jane’s Navy International, 26 octobre 2012
(10) « Integrated mobile défense unveiled », The Yomiuri Shimbun, 12 décembre 2013
(11) « Le Japon veut adapter sa réponse militaire aux « menaces » chinoise et nord-coréenne », AFP, 12 décembre 2013.
(12) Tomohiko SATAKE, « Japan Security Outlook in 2011 : toward a more ‘dynamic’ posture », NIDS Security Outlook of the Asia Pacific Countries and Its Implications for the Defense Sector, chapitre 7.
(13) Koji Sonoda, ‘A lot of new equipment purchases in latest 5-year defense plan‘, Asahi Shimbun, 14 décembre 2013
(14) Shingo Ito, « Japon : face à la Chine, Tokyo décide de muscler sa défense, Agence France Presse, 17 décembre 2013
(15) Edouard Pflimlin et Yann Rozec, ‘Le Japon tisse un réseau de partenariats stratégiques et renforce son alliance avec les Etats-Unis‘, Affaires stratégiques, 7 octobre 2013
(16)« Japan in Depth / ASEAN states differ over China », The Yomiuri Shimbun, 15 décembre 2013
(17) Elaine Lies, « Le Japon et l’Asean défendent l’ouverture du ciel », Reuters, 14 décembre 2013
(18) ‘Japan, Cambodia upgrade ties to “strategic partnership”‘, The Japan Times, 15 décembre 2013
(19) ‘Japan extends patrol ship carrot to Vietnam, plus ¥96 billion loan‘, The Japan Times, 15 décembre 2013
(20) « Chine – Japon : des tensions sans fin qui débordent sur la région jusqu’aux Etats-Unis », AFP, 5 décembre 2013.

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