ANALYSES

L’Islam en pays ouïghour : quels enjeux socio-politiques ?

Tribune
4 décembre 2013
Emmanuel Lincot : Redécouvre-t-on la pensée des réformistes musulmans kémalistes dans le contexte intellectuel ouïghour d’aujourd’hui ?

Dilnur Polat : Pour répondre à cette question, il faut comprendre le contexte historique actuel de la Turquie depuis le temps d’Atatürk. Quelles ont été les réformes islamiques menées au temps d’Atatürk ? Cette question est aujourd’hui largement discutée sur les sites ouïghours (1) et a divisé profondément en deux les antis et pros Kemalistes, tout comme en Turquie. Avant d’arriver à ce débat sur les réformes de Mustapa Kamal (prononciation en ouïghour) et ses influences sur les intellectuels ouïghours, rappelons – sur le plan historique – la place de la Turquie chez les Ouïghours depuis l’annexion de leur région par la Chine. Pendant très longtemps, jusqu’à l’ouverture des frontières avec la proche périphérie des régions contrôlées par la Chine – à partir des années 80 – les Ouïghours ne connaissaient pas grand-chose de la Turquie et ils revendiquaient encore moins leur identité turque. Même après l’ouverture des frontières, les Ouïghours n’ont pas eu beaucoup de possibilités de circuler vers l’ouest. Ce sont notamment les hommes d’affaires qui ont développé les échanges commerciaux entre la région ouïghoure et les républiques de l’Asie centrale. L’influence de la Turquie est restée minime, hormis les quelques romans turcs traduits en ouïghour (2). A partir des années 2000, les Ouïghours de Turquie commencent à investir dans leur pays natal et dans le même temps, les hommes d’affaire ouïghours ont développé toute une chaîne de supermarchés qui sont remplis d’abord de produits alimentaires turcs. Bien que les prix soient nettement plus chers, les consommateurs ouïghours n’hésitent pas d’acheter les produits turcs qui ne se limitent plus au seul secteur de l’alimentation. L’influence du commerce turc dans la région est si forte qu’elle est devenue une arme douce pour la population ouïghoure, pour ne pas appeler cet acte de boycott contre les produits chinois. La turquisation du commerce est utilisée comme un argument politique : la population ouïghoure montre ainsi son mécontentement. Ainsi, pour attirer la clientèle ouïghoure, les supermarchés chinois se sont remplis, eux-aussi à leur tour, de produits turcs. Depuis les visites officielles des chefs d’Etat turcs et leurs discours auprès de la population ouïghoure d’Urumchi, toute la région est couverte par le commerce turc jusqu’y compris dans le domaine de l’industrie culturelle et linguistique. Si la Turquie est vue comme le grand frère ou le sauveur par les Ouïghours de Turquie, cette impression est beaucoup moins forte dans la région et dans le reste de la diaspora. Néanmoins, la Turquie est considérée comme le pays turc (ou turcic) et musulman le plus fort, le plus démocratique aussi. Elle est vue et admirée comme un modèle pour le reste du monde musulman. Mais la question de la laïcité et l’isolement de la religion du pouvoir public divise profondément les Ouïghours. Nous ne redécouvrons pas l’influence d’Atatürk, mais bien le débat sur le « bon » ou sur le « mauvais » côté des réformes kémalistes, qui existe dans la région depuis les années 2000, notamment sur le web. Aujourd’hui, cette question est très présente parmi les intellectuels ouïghours de la région et au sein de la diaspora. Au sein de celle-ci, les Ouïghours des pays centrasiatiques, du Japon, de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de l’Europe voient la Turquie et les réformes kémalistes comme un modèle pour le pays ouïghour, tandis que les Ouïghours de la Turquie, des pays du Moyen-Orient les voient d’un mauvais œil, considérant Ata Türk comme étant l’ennemi de l’islam. Bien sûr, en Turquie, il y a des Ouïghours qui sont très kémalistes comme les militants de MHP (Parti de Mouvement Nationaliste) (3).

Emmanuel Lincot : L’expérience d’un islam totalitaire voisin (celui de l’Afghanistan) fait-il des émules parmi les radicaux ouïghours ?

Dilnur Polat : Ayant grandi dans la région, je n’ai jamais connu d’islam radical. Les Ouïghours n’ont jamais cru à la pratique du terrorisme parmi leurs compatriotes. L’emprisonnement de vingt-six Ouïghours à Guantanamo semblait prouver l’existence d’un mouvement terroriste pour l’indépendance, mais c’étaient des gens qui voulaient partir en Turquie ou en Occident par la voie afghane ou pakistanaise. Cela a été prouvé par leur disculpation. Puis, entre 2007 et 2009, ils ont été remis aux autorités de plusieurs pays à l’initiative des Etats-Unis, évitant ainsi de les céder à la Chine qui les accuse de terrorisme. En août 2008, une vidéo initiée par le Parti Islamique du Turkestan a fait beaucoup de bruit sur ce pseudo-parti terroriste (4). Seulement, la personne qui parle dans cette vidéo en se voilant et en tenant une arme, n’est autre qu’Abdullah Mensur (5), Président du Comité ouïghour en Arabie Saoudite, une branche du Club des Jeunes Musulmans. Ce n’est pas un discours guerrier, mais un appel à tous les musulmans dans le monde en vue de soutenir leur mouvement et de boycotter la Chine, et de boycotter notamment les JO de Pékin. Sans comprendre ce qu’il dit, beaucoup de « spécialistes » ou de politologues en ont conclu qu’il s’agissait d’un parti terroriste. Certes, c’est un parti (dont nous n’avions pas entendu parler jusqu’à la diffusion de cette vidéo) de religieux radicaux implantés en Arabie Saoudite et ils sont en contact régulier avec la communauté ouïghoure de Turquie sans toutefois nourrir une amitié particulière avec la branche turque du Congrès Mondial Ouïghour (6). Car ils accusent ce dernier d’être trop mou face à la Chine. Mais ce pseudo-parti n’a jamais rien réalisé, encore moins d’actes terroristes. A l’intérieur de la région, si les Ouïghours sont des plus libres dans leur pratique de l’islam aujourd’hui, on découvre un investissement de la population pour la religion plus intense depuis ces trois dernières années. En effet, le conflit sanglant de juillet 2009 avec les Han et les répressions qui s’en sont suivies ont conduit la population ouïghoure à se réfugier encore davantage dans la religion. Cela s’observe à travers la multiplication des femmes voilées, les sectes de toutes sortes qui les convoitent (c’est un cas tout à fait nouveau chez les Ouïghours qui n’ont pas connu ce phénomène depuis la fin d’Afaq Khoja), la promulgation de fatwas inédites, notamment sur les fêtes (les fêtes occidentales tels que les anniversaires, la Saint-Valentin, la fête des femmes…), ou sur la cérémonie du mariage (la musique, la consommation d’alcool…). Mais cette radicalisation dans la pratique n’a aucun rapport avec le voisin afghan. Au contraire, les talibans sont toujours mal vus par une très grande majorité d’Ouïghours. Cette nouvelle tendance radicale de la pratique religieuse a plusieurs sources potentielles : la première source directe et majeure est la politique religieuse de la Chine qui se durcit de plus en plus. Les Ouïghours ont toujours marché vers le sens contraire quand la Chine a voulu leur imposer une direction. Soit le gouvernement en a bien la conscience et il veut effectivement la radicalisation de la société ouïghoure pour prouver au monde « le terrorisme ouïghour », soit il n’en est toujours pas conscient et il pense encore pouvoir les siniser par la tolérance zéro quant à la pratique religieuse. Dans les deux cas, ce jeu politique est extrêmement dangereux tant pour la Chine que pour les Ouïghours. Une deuxième source potentielle est probablement liée aux conséquences du Printemps arabe. L’accès au pouvoir des partis islamistes, notamment en Egypte est beaucoup commenté sur les sites ouïghours où le thème religieux occupe une place très importante. A l’Université El Azhar, on compte une centaine d’étudiants ouïghours et ils sont extrêmement actifs sur les forums ouïghours. Bien que ce ne soient pas des personnes religieusement radicales, leur forte croyance religieuse, influencée totalement par la pratique arabe, peut être exportée telle quelle au Xinjiang. L’influence de cette université chez les jeunes ouïghours n’est pas négligeable. Une troisième source potentielle provient des Ouïghours de Turquie. Depuis que la Turquie est entrée en étroite relation avec la Chine, ces deux dernières années, la voie vers la Turquie est encore plus facilitée pour les hommes d’affaire ouïghours. Ils sont accueillis et mis en relations très souvent par les Ouïghours d’Istanbul, souvent des hommes très religieux, et proches des milieux religieux turcs. Dans la majorité des cas, ces hommes d’affaires n’ont pas un niveau d’éducation supérieure et n’apprennent pas la religion par l’étude mais par l’écoute, tout comme leurs homologues ouïghours d’Istanbul. Ils jouent un rôle important à Urumchi parmi les Ouïghours tant par leur pratique que par leur discours.

Rémi Castets : En ce qui concerne l’influence de lectures radicales des marges pakistano-afghanes, elle est relativement marginale mais pas inexistante. La société ouïghoure est sécularisée. Peu sont favorables à l’instauration d’un Etat islamique qui imposerait les valeurs d’un islam trop dogmatique et qui serait en rupture avec les spécificités culturelles locales. Il convient néanmoins de distinguer deux phénomènes. Les traductions d’ouvrages pakistanais, les missionnaires de passage (7) et les talips de retour de leurs séjours d’étude religieuses ont eu une influence toute relative sur l’évolution des représentations religieuses à partir de la deuxième moitié des années 1980. Ainsi, ce n’est pas tant l’islam afghan mais celui enseigné dans les madrassas du Pakistan qui a pu influencer des franges marginales de la jeunesse ouïghoure. Dans les années 1990, au même titre que ceux revenus du monde arabe, les talips de retour du Pakistan étaient auréolés d’une grande légitimité auprès de la jeunesse. Les plus radicaux, que les Ouïghours appellent les « wahhabites » (8), ont contribué à faire évoluer les pratiques et représentations religieuses de la jeunesse dans ces certains quartiers (9). Ce phénomène observable à l’échelle planétaire a favorisé la progression osmotique des représentations salafisantes au sein de l’islam ouïghour. Il ne faut pas cependant tomber dans l’excès. L’islam ouïghour n’est en rien un islam à dominante salafi ou wahhabite mais il se transforme et au fil des générations se rapproche des canons des orthodoxies fixées par les centres du monde arabe. Les autorités chinoises se sont inquiétées de l’influence potentiellement subversive de ces jeunes. Hormis quelques exceptions, elles ont alors proscrit les séjours d’étude religieuse au Pakistan dès la fin des années 1990. Les étudiants sur place ont été mis sous surveillance puis sanctionnés à leur retour voire extradés avec l’aide des autorités pakistanaises. Il est devenu dangereux de revenir officier au pays pour qui serait parti se former sans être sélectionné et dûment enregistré par les autorités chinoises. D’autre part, la présence de mouvements jihadistes dans les marges pakistano-afghanes a eu, par ailleurs, un impact sur les restructurations des franges jihadistes ouïghoures dans la deuxième moitié des années 1990. La répression des réseaux souterrains islamo-nationalistes au Xinjiang et les réseaux tissés par les talips ouïghours au Pakistan ont favorisé une recomposition de ces derniers en vue de bénéficier de solidarités extérieures et échapper aux forces de sécurité chinoises. A la fin des années 1980, de jeunes étudiants des madrassas du sud du Xinjiang avaient structuré les réseaux islamo-nationalistes du Parti islamique du Turkestan oriental (PITO) (10). Sous l’influence de talips et de militants visant une alliance avec les mouvements jihadistes internationaux et pakistano-afghans, ces réseaux régulièrement démantelés sont partiellement phagocytés par ce que les analystes occidentaux appellent le Mouvement islamique du Turkestan oriental (MITO) (11). Il est structuré en 1997 par Hassan Makhsum et des proches réfugiés au Pakistan afin de tenter de capter le soutien des réseaux jihadistes implantés sur place. L’organisation met en place des bases d’entraînement en Afghanistan grâce au soutien des réseaux talibans d’Haqani, d’Al Qaïda puis du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan. Elle recrute néanmoins des effectifs limités et peine à structurer des réseaux au Xinjiang du fait de la surveillance policière et de ses dérives radicales. Elle est déstructurée par l’intervention de l’OTAN en Afghanistan en 2001 et se réfugie dans les zones tribales pakistanaises. Le MITO a par ailleurs longtemps été travaillé par des dissensions entre les cercles islamo-nationalistes dans le droit fil idéologique du PITO et les cercles plus proches du jihadisme international. Suite à la mort, en 2003, de son leader historique, Hassan Makhsum, l’organisation a été reprise en main une poignée de militants pleinement intégrés à la nébuleuse jihadiste internationale. Néanmoins, en dépit des effets d’annonce du gouvernement chinois lui attribuant la genèse de troubles en réalité aux origines diverses, l’organisation reste très affaiblie par la surveillance policière et son isolement au sein d’une opposition ouïghoure dominée par les cercles nationalistes pro-occidentaux (12).

Emmanuel Lincot : La société ouïghoure en Chine est-elle, selon vous, sécularisée ? Comment se manifeste la foi dans l’espace des villes ? Y a-t-il des différences considérables dans la pratique religieuse des Ouïghours de Turpan, Hotan ou Urumchi ?

Dilnur Polat : Je répondrai à votre question par un oui. L’espace public dans la société ouïghoure est totalement sécularisé. Le voile est interdit dans l’espace public (espace scolaire, universitaire, administratif) pour toute personne âgée de moins de 18 ans, qui travaille dans l’espace contrôlé par l’Etat. Idem pour les autres pratiques telles que la fréquentation des mosquées, la prière et le ramadan. Les mosquées sont surveillées par vidéosurveillance à l’intérieur et par deux gardiens désignés par les autorités à l’entrée. Pendant le mois du ramadan, les établissements offrent souvent le repas du midi envers leurs salariés et les gardiens surveillent la nuit les dortoirs dans les universités et les pensionnats. La pratique religieuse est tolérée uniquement vis à vis des personnes âgées, des personnes adultes qui n’ont aucun rapport avec les établissements publics. Depuis ces deux dernières années, toute femme voilée est interdite d’accès dans l’espace public que ce soit étatique ou privé. La pratique religieuse se différencie dans n’importe quelle région du monde par ses particularismes culturels. C’est aussi le cas dans les différentes parties géographiques de la région Ouïghoure. Dans le nord, comme à Urumchi ou Turpan, la religion est pratiquée d’une façon beaucoup plus modérée que dans le sud. Entre Urumchi, Ghulja ou Turpan, la pratique se différencie encore légèrement. A Turpan, on trouve beaucoup de mausolées de cheikhs où les Turpanliq en ont fait un véritable business de guides pour les pèlerins (mais depuis ces cinq dernières années, l’Etat a fermé l’accès à tous les sites religieux adulés). A Urumchi, les Ouïghours sont beaucoup moins nombreux et ils sont encore plus modérés que les autres. Dans le sud, comme à Hotan où la population ouïghoure est encore dominante, la religion reste une identité entière et les Ouïghours sont extrêmement attachés à leur pratique, bien que l’espace public reste fermée à la religion.

Rémi Castets : Les politiques mises en place par le Parti ont conduit à séculariser la société ouïghoure. Au cours des soixante dernières années, ces politiques parfois radicales se sont efforcées de couper les liens de dépendance matérielle et symbolique entre les masses et le clergé. Ainsi, dès les années 1950, les dernières juridictions islamiques dépossédées de leur autorité et le pouvoir économique des fondations et des clercs a été progressivement annihilé par les mesures destinées à redistribuer le patrimoine foncier. Avec la loi sur la réforme agraire de juin 1950, puis avec le mouvement de collectivisation du milieu des années cinquante, les waqf des mosquées, des hôtels soufis, des mazar et les biens privés des élites locales sont peu à peu collectivisés. Le prélèvement de taxes par les institutions religieuses est interdit. Peu à peu, les élites religieuses deviennent dépendantes économiquement d’un Etat chinois qui ne reconnait et ne rémunère que les clercs les plus conciliants. Dès la fin des années 1950, l’enseignement religieux est interrompu et les attaques contre la religion dans le système scolaire, notamment, se systématisent. En dépit de ces efforts de diffusion de l’athéisme dans les représentations, la revitalisation de l’islam qui a lieu dès les années 1980, a engendré un retour de l’islam et de ses valeurs sur le terrain social. Les règlementations nationales et régionales mises place à partir des années 1990 ont tenté – à travers un appareil complexe de systèmes de contrôle et de sanctions – de limiter le phénomène. L’islam ne doit pas déborder de la sphère privée et ne doit en aucun cas remettre en question l’autorité du PCC. Même si la constitution de 1982 ré-institue le principe de la liberté de croyance, elle doit se cantonner aux limites fixée par l’Etat (13). Ainsi, les élèves, les étudiants et les cadres de l’administration sont par ailleurs ouvertement dissuadés de pratiquer. L’entrée des mosquées leur est officiellement interdite. Comme nous l’avons souligné par ailleurs, les groupes de prières et de catéchisme se réunissant en dehors des lieux étroitement surveillés par les autorités s’exposent de leur côté à des poursuites (la presse fait régulièrement état de sanctions dures pour dissuader tout prosélytisme religieux). L’islam est, de fait, exclu voire stigmatisé dans le monde scolaire mais aussi dans l’administration où la pratique de ce dernier peut ruiner une carrière. En définitive, la pratique de la foi dans les villes se limite donc au foyer ou à l’enceinte des mosquées dûment enregistrées par l’administration gérant les affaires religieuses. Les grands rassemblements de foules dans le cadre des fêtes religieuses quant à eux, inquiètent car les autorités craignent qu’ils dégénèrent en troubles insurrectionnels. Ainsi, les pèlerinages autour du culte des tombeaux (ouïgh. mazar ou gumbäz ) sont fréquemment interdits.

Emmanuel Lincot : Existe-t-il au sein de la diaspora des rencontres œcuméniques entre musulmans ouïghours, chrétiens et bouddhistes lamaïques ?

Dilnur Polat : Bien que les Ouïghours comptent aujourd’hui aussi une très faible minorité chrétienne convertie, nous n’avons pas, pour l’heure, encore découvert des bouddhistes ouïghours. Les Ouïghours chrétiens sont trop peu nombreux (j’en connais deux dans toute la diaspora). Il n’existe donc aucune rencontre entre eux pour des motifs religieux.

Rémi Castets : A ma connaissance, il n’en existe pas. Ce sont, avant tout, les problématiques politiques qui préoccupent et mobilisent la diaspora ouïghoure. Il existe néanmoins quelques cas de conversions au protestantisme dans la diaspora et au Xinjiang du fait de l’action prosélyte de sectes mais ceci est relativement mal perçu par les anciens du fait du rôle clé de l’islam en tant que marqueur identitaire. La seule tentative de rapprochement s’est opérée sur des bases politiques et non sur des bases religieuses au sein de l’Organisation des peuples et nations non-représentées et d’une tentative de Comités alliés des Peuples du Turkestan Oriental, de Mongolie intérieure et du Tibet. Néanmoins, ces initiatives n’ont pas débouché sur une coopération approfondie et la dernière de ces structures est restée une coquille vide. Les leaders ouïghours nationalistes réfugiés en Occident se sont néanmoins toujours efforcés de maintenir de bons rapports avec le Dalaï Lama et certains perçoivent l’action politique de ce dernier comme un modèle à bien des égards. De leur côté, les Tibétains se sont longtemps méfiés du manque de cohésion, de lisibilité de la ligne politique des Ouïghours et de certaines dérives terroristes dans les années 1990. Via l’unification de la scène militante diasporique autour du Congrès mondial ouïghour (CMO) en 2004, le lobbying en faveur de la cause ouïghoure a continué de s’inspirer ouvertement du modèle tibétain (défense d’une ligne politique non-violente, demande d’un dialogue avec Pékin, sensibilisation de l’opinion publique occidentale aux violations des droits de l’homme au Xinjiang…).

Emmanuel Lincot : L’islam soufi est-il compatible avec la démocratie ? Si oui, sous quelles formes ?

Dilnur Polat : L’islam tout court est tout à fait compatible avec la démocratie…

Rémi Castets : Certes est souvent véhiculée l’idée que le soufisme serait plus compatible avec la modernité occidentale en raison de ses aptitudes syncrétiques mais aussi en raison des attaques qu’il subit de la part des fondamentalismes wahabbi et salafi. Néanmoins, pour tenter de répondre à cette question, il convient de réinjecter de la complexité afin de dépasser ces lectures un peu simplistes et saisir la multiplicité des facteurs rentrant en ligne de compte. D’une part, considérer l’islam soufi comme un ensemble homogène ne serait pas pertinent. Il recouvre une multitude de courants philosophico-mystiques avec des rapports à la société et au politique divergents. En Asie, cela va des derviches errants (14) prônant le détachement du monde et de ses vicissitudes politiques aux soufismes dits « déobandis » favorables à une action politique destinée à promouvoir une société et un Etat régis par la loi islamique (15). Nous ne rentrerons pas dans le débat sur la démocratie et ses différentes formes mais pour faire court, la démocratie libérale est un modèle de la légitimité politique qui repose aujourd’hui sur le suffrage universel et qui institutionnalise la préservation des libertés d’opinion, de conscience… C’est donc un modèle de la légitimité politique qui rompt avec les modèles de la légitimité traditionnels des pays musulmans mais qui, on le verra, a la capacité d’institutionnaliser la protection les courants minoritaires. Dans les sociétés traditionnelles, le religieux encadre d’une façon plus ou moins étroite le politique et le culturel et maintient la position dominante de la religion dans les systèmes de représentations culturels. Or, la démocratie libérale occidentale est un outil de gouvernement devant préserver la capacité (en réalité limitée) des individus à élaborer des systèmes représentations socio-politiques variés par le jeu du pluralisme. Bref, poser la question du rapport des courants soufi à la démocratie revient à poser la question du rapport de ces derniers au pluralisme. Dans les sociétés traditionnelles dominées par les élites soufies, en ouvrant la voie à des courants réformistes ou contestataires, la démocratie promue par ces derniers mettait en danger les ordres socio-culturels sur lesquels reposait leur autorité. Ils l’ont ainsi parfois rejeté et défendu des systèmes politiques théocratiques ou des alliances avec l’aristocratie afin de figer l’ordre des choses et maintenir leurs prérogatives ; ceci en réaction à la modernisation promue par colonisateur ou bien au contraire dans le cadre d’une alliance avec le colonisateur contre les réformismes anticoloniaux. Tel fut le cas par exemple au Xinjiang durant le règne du seigneur de guerre Yang Zhengxin (1911-1928) ou dans l’Algérie coloniale. En effet, la relation des soufis à la modernité politique pose aussi la question du rapport à l’Occident. Il s’agit en effet d’un modèle de la légitimité politique connoté du fait des processus altérisants générés par la colonisation ou les politiques occidentales depuis la décolonisation. Face à cela, il peut être tentant de rejeter ses modèles de légitimité politique pour en proposer d’autres. C’est le cas des islamismes modernes nés afin de proposer une alternative face à un Occident dominateur ou une modernité étrangère faisant craindre une déstructuration sociale ou une acculturation (16). Ainsi, certains courants assimilés au soufisme tel le MUQ (17) au Pakistan puisent dans l’islam pour promouvoir un modèle socio-politique islamiste. De même, en Turquie, les mouvements soufis ont joué un rôle clé dans l’émergence de l’islamisme turc face à la menace constituée par une gauche kémaliste trop laïque et occidentalisée. Pour autant, la plupart des sociétés musulmanes se sont largement réapproprié la modernité occidentale. Même si le modèle libéral a subi des adaptations, les interprétations qui font la part belle au concept de pluralisme et de liberté de pensée permettent de garantir la protection des minorités. La démocratie devient alors dans certaines configurations un outil de défense des soufis. En effet, dans de nombreux pays l’islam soufi est soit menacé par l’hégémonisme des lectures salafisantes anti-soufies voire par d’autres idéologies totalitaires. De fait, les franges modernistes des courants soufis les moins rigoristes sont souvent à l’avant-garde du combat pour le pluralisme démocratique. Enfin, la sacralisation de la démocratie qui prévaut en Occident ne doit pas faire oublier que la démocratie n’est pas forcément une fin en soi mais avant tout un outil ; un outil d’optimisation politique et de pacification sociale. Ainsi, quand la démocratie n’est pas synonyme de neutralité ou de bienveillance face à la menace de mouvements anti-soufis, des modèles autoritaires peuvent être préférables pour ces derniers à une éventuelle démocratisation génératrice de menace de chaos ou de persécution. Nous débordons alors du cadre du soufisme sunnite qui nous intéresse ici mais l’alliance entre une partie des courants alévis et le régime de Bachar al-Asad en Syrie est révélatrice de ce type de préoccupation.

Emmanuel Lincot : La religion au Xinjiang est-elle avant tout un marqueur identitaire ?

Dilnur Polat : La réponse est sans doute affirmative. La région compte 10 groupes ethniques musulmans et l’Islam est une identité à part entière notamment pour les Ouïghours, Ouzbeks, Toungans, Kazakhs, Kirghiz et Tadjiks. Le renforcement de la pratique personnelle de la religion depuis deux ans montre encore plus cette affirmation. La religion fait partie de l’identité, de la culture locale. Dans la plupart des villages ouïghours, les femmes portent le voile (d’ailleurs très différemment d’une région à l’autre) par tradition et non par conscience religieuse. La religion et la culture se sont tellement mêlées que l’identité regroupe tous ces aspects. Ce n’est pas seulement le cas de la région ouïghoure. C’est aussi dans le monde entier. C’est pourquoi la pratique religieuse est différente d’un endroit à l’autre.

Emmanuel Lincot : « Norouz » vient d’être célébré (18). Les autorités chinoises contrôlent elles plus spécifiquement cet événement que d’autres ?

Dilnur Polat : Tout rassemblement est sous surveillance par les autorités pour assurer le bon déroulement d’évènements sans aucun dérapage (notamment des propos tenus pendant ces évènements). Durant le Norouz ou le nouvel an chinois, les Ouïghours sont surveillés.

Emmanuel Lincot : Le culte du patrimoine voire sa réinvention, en pays ouïghour, peuvent-il être considérés comme la manifestation d’une nouvelle forme de religiosité ?

Rémi Castets : Les années 1980 ont été le terrain d’un mouvement de revitalisation du patrimoine matériel et immatériel ouïghour. En témoignent la multiplication des ouvrages sur la culture ou l’histoire ouïghoure ou bien le vaste phénomène de reconstruction des mosquées (19). Avec le retour au pouvoir des conservateurs au tournant des années 1990, les données du problème ont radicalement changé. La nécessité d’imposer un contrôle a été un maître mot pour un Parti-Etat qui s’appuie sur un système d’autonomie politique en réalité factice. En effet, le système d’autonomie accordé à la région dans les années 1950 est rendu inopérant par le système politique qui prévaut dans le pays. Les institutions politiques régionales sont inféodées au PC local lui-même tenu par des Hans inféodés aux instances nationales de ce dernier. Ainsi, même dans la sphère culturelle et religieuse, le système d’autonomie est incapable de relayer les attentes de la société du fait de la dépendance des dirigeants locaux vis-à-vis du pouvoir central. De fait, toutes les publications sont aujourd’hui étroitement contrôlées et la politique de mise en valeur du patrimoine étroitement encadrée. La région compte encore par exemple la plus forte densité de lieux de culte musulmans du pays. Cependant, le mouvement de reconstruction des mosquées a été interrompu au tournant des années 1990 pour les raisons évoquées précédemment. Désormais, les projets de construction sont plus rares et nous l’avons vu l’Islam mis sous coupe réglée. En fait, le PCC craint que la sphère religieuse et culturelle ne devienne le terrain d’expression de forces contestatrices. Il a fermement repris en main le processus de réinvention du patrimoine. Il vise plus que jamais à légitimer l’intégration de la région et de ses populations dans l’architecture nationale promue par le PCC (20) et pose le modèle de modernisation promu par le Parti comme une norme incontestable. Ainsi, par exemple, le style néo-ouïghour est une forme de recréation qui ne peut déborder des cadres de la modernité architecturale et politico-culturelle définies par ce dernier. Comme l’a souligné l’architecte Jean-Paul Loubés dans ses travaux, le style néo-ouïghour consiste « à plaquer sur des bâtiments fonctionnalistes quelques clichés architecturaux réputés identifier une architecture de tradition » afin de nourrir la quête d’exotisme des touristes chinois ou étrangers (21). Il s’agit pour lui d’« une fiction architecturale » au même titre que celle des « parcs d’attraction de type Disneyland ». Le politologue rajouterait néanmoins que ce style se fondant dans un modèle de la ville en damier chinoise a certes le mérite d’être plus adapté à la modernité mais aussi de satisfaire a minima le désir d’altérisation des Ouïghours. Pourtant, il est aussi dénoncé comme un paravent de la sinisation des villes turcophones (22). En effet, jusqu’à présent dans la plupart des oasis, ville chinoise et ville ouïghoure coexistaient l’une à côté de l’autre. Or aujourd’hui, sous couvert de la modernisation du tissu urbain, les villes ouïghoures sont phagocytées par le tissu urbain chinois et les Ouïghours sont souvent repoussés vers les périphéries des pôles nés de cette fusion. Naissent alors de nouveaux centres urbains traversés par de larges grandes infrastructures de transports. Plus facilement contrôlables, plus sécurisants, ils sont destinés aussi à attirer les nouveaux colons han. Malgré les arguments économiques, sanitaires ou sécuritaires invoqués par les autorités, la destruction des vieilles villes (du vieux Kachgar notamment) mais aussi la muséification partielle ou totale de certains sites (23) et leur concession à des sociétés touristiques sont souvent perçus comme les manifestations d’un modèle de modernisation invasif et acculturant. On touche là à mon avis au cœur de la problématique ouïghoure. En effet, plus que la question d’une éventuelle indépendance, c’est la question du modèle de modernisation imposé à la région qui pose problème à la société ouïghoure. Le Parti-Etat chinois considère que le règlement du problème ouïghour passe par l’imposition de modèle de modernisation non négociable les intégrant dans le monde chinois (24) et favorisant le renforcement de la présence han afin de créer un point de non-retour. Or, la société ouïghoure désire un modèle de modernisation défini par les Ouïghours et pour les Ouïghours. Autrement dit, malgré le discours officiel, l’Etat chinois du fait de sa méfiance, continue dans la filiation impériale de percevoir les Ouïghours comme des sujets alors que ces derniers veulent rompre avec les politiques coloniales et de se poser éventuellement en partenaires de ce dernier.

Dilnur Polat : S’il s’agit d’une nouvelle vague de protection et de fierté des patrimoines culturels tels que les Muqams, les Meshreps, la fête de Norouz, les tenues traditionnelles…C’est un nouveau phénomène de renforcement de fierté ethnique et une sorte de résistance face à la restriction sur la vie culturelle ouïghoure. Partout, on entend le maintien de la langue dans la communication (l’ajout du chinois dans la phrase est mal vu ; on encourage de se vêtir en doppa (25), en robe et les (26) ou en chemise kaniway (27) …). La fête de Norouz était célébrée auparavant seulement par la télévision régionale sous la forme de gala, mais non dans la population exceptés par les étudiants ouïghours dans les universités chinoises en Chine intérieure. Depuis ces dernières années, toutes les écoles ouïghoures célèbrent cette fête avec une grande fierté en présence de l’ensemble des personnels, des élèves et de leurs parents. Mais tout cela n’a rien à voir avec la religion, ni avec le sentiment religieux. A mon avis, on peut qualifier ce nouveau phénomène de réveil nationaliste.

Emmanuel Lincot : Existe-t-il des relations plus développées que naguère entre communautés Huis et Ouïghours d’un point de vue religieux ?

Dilnur Polat : La relation Toungan (Hui) / Ouïghour n’a jamais été stable et les Toungans ont été depuis toujours la cible de soupçons de la part des Ouïghours. La trahison du chef guerrier Ma Jongying, lors de révolution dans les années 1930 contre le gouverneur Sheng Shicai de la région ouïghoure, avait marqué une première déception des Ouïghours au 20ème siècle. Les Ouïghours ont un proverbe « Tili bir’ning dili bir » qui veut dire « Ceux qui ont la même langue, partagent aussi le même cœur ». Pendant la deuxième République Turkestanaise sous la présidence de général Exmetjan Qasimi, la relation des Ouïghours avec les autres ethnies de la région dont les Toungans, a atteint son apogée. Après la création de la Nouvelle Chine, les relations sont restées toujours meilleures excepté la période difficile de la Révolution Culturelle où tout le monde était devenu l’ennemi de tout le monde. Les Toungans de Ghulja fréquentaient les écoles ouïghoures. Ils sont donc parfaitement bilingues. Depuis que l’enseignement de la langue ouïghoure a été mise en difficulté à partir des années 2000, les Toungans ont commencé à fréquenter les écoles chinoises afin d’assurer un meilleur avenir pour leurs enfants. Plus les répressions se renforcent, plus les Ouïghours ont eu le sentiment d’être isolés et trahis non seulement par les Toungans, mais aussi par les autres ethnies turciques telles que les Kazakhs et les Kirghiz. Les Toungans ont leur propres mosquées et les Ouïghours ne les fréquentent pas. La pratique de la religion (notamment les gestes de prière…) est quelque peu différente. Même les fêtes religieuses ne sont pas célébrées le même jour. Les Ouïghours obéissent à la désignation officielle du gouvernement régional, et les Toungans les célèbrent selon les mosquées de la Chine intérieure qui se conforment aux indications de l’Arabie Saoudite. En Chine intérieure, les Ouïghours fréquentent les mosquées tounganes et entretiennent des relations proches avec la communauté musulmane chinoise. Les gouvernements locaux de la région ouïghoure organisent également des visites des imams ouïghours vers les villes chinoises, peuplées majoritairement de Toungans pour des échanges professionnels.

Rémi Castets : Sur le plan religieux, les Ouïghours regardent plus vers le monde turk, le monde arabe ou les marges pakistano-afghanes que vers le monde hui. L’apparition des nationalismes modernes a contribué à scinder ces communautés en partie unies dans le nord-ouest par les mêmes réseaux soufis. Même si musulmans turcophones et sinophones se sont parfois entre-déchirés, ils vivent ensemble dans certaines oasis et se sont aussi souvent unis pour s’opposer à l’Empire Qing quand leurs droits étaient bafoués (28). Néanmoins, au XXème siècle, l’identité nationale hui s’est construite dans le cadre d’une relative symbiose avec un nationalisme han qui, pour sa part, accorde aux Hui une place d’alliés / médiateurs avec le monde musulman chinois et étranger (29). Au contraire, le nationalisme ouïghour fondamentalement anticolonial s’est construit autour de sa turcité alors que l’identité nationale hui revendique pleinement sa sinité. Bref, l’alliance qui s’est opérée entre le PCC et en particulier le puissant courant de Frères musulmans hui a donné aux Ouïghours le sentiment que les premiers sont privilégiés par le pouvoir communiste et constituent à certains égards des agents du pouvoir colonial. Des continuités religieuses existent entre ces deux mondes du fait de l’influence du réformisme salafi à la fois bien sûr les Frères musulmans sinophones ( yihewani en chinois) et sur le réformisme musulman ouïghour. Ainsi, plus récemment, quand de lourdes restrictions ont commencé à peser sur l’enseignement religieux au Xinjiang, certains sont allés étudier dans les madrassas, notamment des Frères musulmans de Chine intérieure. Les autorités ont circonscrit le mouvement en limitant l’accueil de ces étudiants. En dehors de ce type de configuration, les autres lectures de l’islam hui plus minoritaires ont peu de retentissement chez les Ouïghours. En définitive, la problématique coloniale et l’adhésion des Hui au modèle national chinois sont des éléments qui tendent à éclipser une relative uniformisation des lectures du Coran sur le modèle de celles des centres de l’Oummah.

Emmanuel Lincot : Comment les intellectuels ouïghours perçoivent-ils les révolutions arabes ?

Dilnur Polat : Sur les sites et forums ouïghours, cette question a fait beaucoup débat. Les intellectuels politisés de la diaspora ont tenu à peu près le même discours que les réactions occidentales, c’est-à-dire, qu’ils étaient très enthousiastes de ces révolutions et ils ont même espéré de voir un printemps chinois. D’autant plus que les Ouïghours de l’Egypte qui soutiennent presque tous les Frères Musulmans, étaient donc heureux de voir la chute des dictatures arabes. Dans la région ouïghoure, l’information a été diffusée très timidement dans les médias chinois. La presse ouïghoure, censurée et réduite à la seule fonction de traduction de la presse chinoise, a suivi la même direction. Internet a joué, encore une fois, un grand rôle informatif pendant toute la période de ces révolutions. L’enthousiasme n’a pas été aussi fort que dans la diaspora. Néanmoins, l’on a été heureux de voir la chute des dictatures avec une inquiétude de voir l’iraquisation de ces pays qui sont aujourd’hui dans la tourmente de la révolution. Aujourd’hui, si les Ouïghours de Turquie crient fort contre Assad – sur le même ton que le gouvernement turc – le reste de la diaspora reste sceptique. Encore une fois, les intellectuels ouïghours dans les pays occidentaux et en Asie centrale ne veulent pas que la religion prenne le pouvoir.

Emmanuel Lincot : Comment l’islam soufi a évolué dans la région du Xinjiang depuis l’effondrement de l’URSS ?

Rémi Castets : En ce qui concerne le poids du soufisme sur la scène religieuse et sociale, il convient de s’inscrire dans une perspective historique plus large pour saisir les tenants et les aboutissants de la situation actuelle. Malgré une relative revigoration des réseaux soufis au début de la période des réformes, l’islam soufi et le culte des Saints au Xinjiang ne jouent plus le rôle majeur qu’ils ont pu jouer dans la sphère religieuse et sociale (30). Ce déclin est en grande partie lié aux évolutions idéologico-culturelles qui ont travaillé le continuum culturel centrasiatique et la Chine au cours du XXème siècle. Autrement dit, le soufisme ancré dans l’ordre traditionnel local a souffert des mutations sociales et de représentations stigmatisantes promues par les réformistes djadids et les communistes (31). Suite à la conquête Qing au milieu du XVIIIème siècle, un système d’administration indirect avait été mis en place. Favorisant les fonctionnaires de l’ancien ordre turko-mongol, il n’avait pas annihilé l’influence des loges et notables soufis. Pourtant, la répression des soulèvements des afaqi et de leurs alliés décime peu à peu les élites (32). D’autre part, la position clé des soufis dans l’ordre social traditionnel les fragilisent quelques décennies plus tard quand se diffusent les idéologies modernes. Les tenants de ces idéologies tentent d’émanciper les sociétés des systèmes de représentations traditionnels antagonistes à leur projet d’émancipation intellectuelle de l’individu et de modernisation sociale. Via les systèmes de socialisation moderne (écoles modernes, presse, littérature…), militants djadids puis communistes s’efforcent de diffuser des réinterprétations de la pensée scientifique occidentale destinées à donner à l’individu et à la société la capacité d’interpréter le monde sur des bases rationnelles et solutionner les tensions socio-psychologiques qui les préoccupent. Bref, ces cosmogonies modernes instrumentalisant les systèmes de sens produits par la science s’attaquent aux systèmes d’interprétation religieux et mystiques afin de mener à bien l’édification d’une société et d’un Etat-nation moderne. Une partie de la haute culture rigoriste naqshbandie n’est pas antagoniste à cette montée en puissance de la raison et de la logique comme vertus organisatrices de la société et de l’Etat à partir du moment où les valeurs portées par l’Islam restent un cadre de référence. De retour de leurs séjours d’études dans les zones turcophones de l’empire russe, ils relaient ainsi le mouvement de réforme qui traverse les cercles islamiques progressistes de l’autre côté des Tianshan (33). Par contre, les notables soufis instrumentalisant leur baraka pour en tirer des avantages matériels ou résister aux changements impulsés par les militants modernistes sont la cible de critiques acerbes. Une partie des nouvelles classes d’âge socialisées dans les cercles djadids puis durant la période communiste associent alors progressivement le soufisme et le culte des Saints à des formes de mysticisme et de superstition hétérodoxes et rétrogrades. Pour l’Etat central chinois, cet « opium » des peuples turcophones est d’autant plus dangereux que les soufis ont été associés à la quasi-totalité des soulèvements contre ce dernier (34). Suite à la reprise en main de la région au tournant des années 1950, le PC craint ces réseaux mystico-religieux. Non seulement, ils mobilisent de fortes solidarités autour de notables dont il faut casser la pouvoir socio-économique mais certains maîtres sont eux-mêmes proches des réformistes anticolonialistes panturkistes (35). Pour casser les liens entre islam et séparatisme, les nouvelles autorités favorisent par le biais de la branche locale de l’Association islamique de Chine (AIC) (36), les personnalités les plus modernistes pensant (naïvement) que la modernité constitue un pont qui lui permettra de rallier les clercs réformistes à son modèle social et national. En effet, chez les turcophones, le PCC ne peut pas s’appuyer sur une alliance telle que celle qui existe dans le monde musulman sinophone avec les puissants Frères musulmans hui. Ainsi, ceux qui ont limité leurs critiques vis-à-vis du régime ont pu plus tard à travers le contrôle du système éducatif et la désignation des charges d’imam étendre l’influence de lectures plus épurées de l’islam. Par ailleurs, au-delà du rôle clé exercé par les réformistes membres de la branche de l’AIC, les réseaux soufis ont été considérablement affaiblis par la répression qui s’est abattue sur toute la sphère religieuse au Xinjiang dès le Mouvement anti-droitiers de 1957 et a fortiori durant la Révolution culturelle. L’interdiction de la pratique de l’Islam et l’envoi en camp de nombreux maîtres soufis a déstructuré les chaînes de transmission. Certes, dans les années 1980, l’Etat central a rompu avec les politiques athéistes violentes de la Révolution culturelle et a relâché son contrôle sur les minorités. Gardons à l’esprit que beaucoup d’Ouïghours restent attachés à la laïcité. Néanmoins, dans la société, les représentations stigmatisantes évoquées précédemment et dans la sphère religieuse officielle, la position clé des clercs tenant d’un islam orthodoxe ou d’un soufisme épuré ont modifié le terrain sur lequel les cercles soufis ont tenté de se régénérer (37). Sans disparaître, le soufisme perd du terrain dans les zones urbaines et auprès de la jeunesse. Dans les années 1980, ce sont des clercs réformistes ayant survécu à la Révolution culturelle qui suscitent l’admiration de la jeunesse urbaine en quête d’un islam plus en conformité avec celui des centres de l’Oummah (38). En effet, entre temps, l’aura des lectures salafisées gagnant du terrain dans le reste du monde musulman a contribué à circonscrire le mouvement de renaissance des réseaux soufis. La jeunesse qui s’est sentie coupée de l’Oummah par la Révolution culturelle quand elle ne part pas se former à l’étranger regarde plus volontiers vers les formes de spiritualité promues par les étrangers de passage et les traductions d’ouvrages religieux étrangers circulant sous les manteaux. Par ailleurs, suite à l’interdiction des madrassas non-enregistrées au tournant des années 1990, les étudiants en religion doivent passer obligatoirement par les Instituts coraniques strictement encadrés d’Urumchi ou de Kachgar. Bien que focalisés sur le développement du sentiment patriotique des étudiants, les enseignements ont tendance aussi à stigmatiser les lectures hétérodoxes de l’islam. Enfin, la juridicisation des activités religieuses initiée au tournant des années 1990 pour contrer la montée en puissance des représentations et forces politico-religieuses subversives au Xinjiang définit étroitement le cadre des activités religieuses légales et illégales (39). Ce cadre de plus en plus strict et limitatif vise à circonscrire le spectre des activités religieuses afin d’en faciliter la surveillance. Il a fragilisé l’activité des loges soufies et a conduit à la fermeture totale ou partielle des tombeaux dédiés au culte des Saints. Bref, cette détermination très stricte des activités et pratiques religieuses légales ne joue pas en faveur des cercles soufis qui se maintiennent dans les oasis du Xinjiang. Les suspicions pesant autour de tous les rassemblements non dûment répertoriés et enregistrés exposent alors les pratiquants à la répression (40).

(1) Voir les sites suivants :
http://bbs.alkuyi.com; http://anatuprak.com; http://bilermen.com; http://qamus.okyan.com
(2) Lire notamment : Memet le Maigre de Yasar Kemal et Des Lèvres au Coeur de Risat Nuri Güntegin mais aussi les recueils de nouvelles de Aziz Nesin, Kerime Nadir.
(3) MHP est un des partis politiques les plus importants en Turquie. Il a été fondé en 1969 par Alparslan Türkes. En France, on le compare souvent au FN, car le MHP est aussi un parti d’extrême droite. Aujourd’hui, les partisans de MHP se déclarent kémalistes, panturkistes et religieux. Eurosceptiques, ils veulent l’unification du monde turc pour faire un UE à la turque.
(4) http://www.youtube.com/watch?v=l3VLnCEECnU
(5) http://www.rfa.org/uyghur/xewerler/tepsili_xewer/turkistan-kechiliki-09062012121352.html
(6) Le Congrès Mondial Ouïghour (Word Uyghur Congress) est présidé par la célèbre dissidente ouïghoure Rabia Kadeer. Crée en 2004 à Munich, le CMO a d’abord été présidé par le chef charismatique Erkin Alptékin avant de céder sa place à Rabia Kadeer, libérée des prisons chinoises sous la pression des Etats-Unis. C’est l’organisation la plus importante pour les Ouïghours de la diaspora. Elle regroupe l’ensemble des différentes associations politiques ouïghoures dans le monde. Sur le même front avec le Dalaï Lama qui le soutient publiquement, le CMO revendique l’auto-détermination de la Région Ouïghoure.
(7) Du Tablighi Jamaat notamment.
(8) La plupart ne sont pas d’ailleurs forcément des wahhabites au sens propre du terme mais des individus influencés par les lectures rigoristes de l’Islam.
(9) Voir par exemple Edmund Waite, « The emergence of muslim reformism in contemporary Xinjiang : Implications for the Uyghurs’ positionning between a Central Asian and Chinese context », in Idilko Beller-Hann, Christina Cesaro, Rachel Harris & Joanne Smith Finley, Situating the Uyghurs between China and Central Asia, Burlington, Ashgate, 2007, pp. 165-181.
(10) Ouïgh. Şärqiy Türkistan Islamiy Partiyisi. Il lancera une tentative de jihad près de Kachgar en 1990. Voir Rémi Castets, « Les recompositions de la scène politique ouïghoure dans les années 1990-2000 », Relations Internationales, n°145, janvier-mars 2011, pp. 89-95.
(11) L’organisation se définit comme un canal historique du PITO et a revendiqué son nom avant de s’auto-désigner Parti islamique du Turkestan (PIT) suite à son rapprochement avec le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan au tournant des années 2000. Néanmoins, les experts l’appellent souvent MITO afin de la distinguer des réseaux originels du PITO.
(12) Ibid., pp. 87-103.
(13) « Les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la liberté de religion. Aucun organisme d’Etat ni aucun groupement social ni aucun individu ne peuvent forcer un citoyen à avoir ou à ne pas avoir de religion, ni faire de discrimination à l’égard d’un croyant ou d’un non-croyant. L’Etat protège les pratiques religieuses ordinaires. Aucun individu ne peut utiliser la religion aux fins de troubler l’ordre social, la santé des citoyens, nuire au système éducatif de l’Etat. Les groupements religieux et les affaires religieuses ne doivent subir aucune domination étrangère» (Article 36 de la constitution chinoise).
(14) Tels les Qalandars.
(15) Alexandre Popovic & Gilles Veinstein (dir.), Les voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines jusqu’à nos jours, Fayard, Paris, 1996.
(16) Olivier Roy, Généalogie de l’islamisme, Paris, Hachette, 2002.
(17) Acronyme pour Method of the Quran. Sur la question voir par exemple, Alix Philippon, « Bridging Sufism and islamism », ISIM Review, n°17, Printemps 2006, pp. 16-17, https://openaccess.leidenuniv.nl/bitstream/handle/1887/17034/ISIM_17_Bridging_Sufism_and_Islamism.pdf?sequence=1.
(18) Entretien réalisé le 12 / 04 / 2013
(19) Rémi Castets, « Between foreign influences and political constrains : the recomposition of Uyghur islam », op. cit., pp. 222-223.
(20) Jean Paul Loubès, « Chine : fabrication du style néo-ouigour », Etudes Orientales, 2008, n°25, pp. 165-184.
(21) Ibid., p. 167.
(22) Entretiens réalisés par l’auteur.
(23) Tel a été le cas du tombeau d’Apak Khodja à Kachgar, du Tuyuq Khojam Mazar de Turpan …Lire : Rahilä Dawut, Shrine pilgrimage and sustainable tourism among the Uyghurs: Central Asian Ritual Traditions in the context of China’s development policies, in: Idilko Beller-Hann, Christina Cesaro, Rachel Harris & Joanne Smith Finley, Situating the Uyghurs between China and Central Asia, Burlington, Ashgate, 2007, pp. 149-163.
(24) L’imposition du mandarin dans le système scolaire au cours des deux dernières décennies est un élément clé de ce projet.
(25) (Chapeau traditionnel ouïghour
(26) Tissue traditionnelle ouïghoure
(27) Broderie traditionnelle ouïghoure
(28) Joseph Francis Fletcher (ed. Beatrice Forbes Mane), Studies on Chinese and Islamic Inner Asia, Norfolk, Varorium, 1995.
(29) Dru Gladney, Dislocating China. Muslims, minorities and other subjects, Chicago, The Chicago University Press, 2004.
(30) Thierry Zarcone, « Sufi lineages and Saint Veneration in 20th Century Eastern Turkestan and Contemporary Xinjiang », in The Turks, Vol. 6, Hasan Celal Güzel & C. Cem Oğuz Osamn Karatay (eds.), Ankara, Yeni Türkiye Publications, 2002, pp. 534-541; Idilko Bellér-Hann, Community matters in Xinjiang, 1880-1949. Towards a historical anthropology to the Uyghur, Brill, Leiden, Boston, 2008, pp. 303-422.
(31) Masami Hamada, « Le soufisme et ses opposants au Turkestan oriental » in Federick de Jong, Islamic Mysticism Contested, 1999, pp. 541-552.
(32) Kim Hodong, Holy War in China: The Muslim Rebellion and State in Chinese Central Asia, 1864-1877, Stanford University Press, 2004.
(33) Sur le réformisme musulman centrasiatique et son rapport au soufisme, voir Stéphane Dudoignon, « Djadidisme, Mirasisme, Islamisme », Cahiers du monde russe, n°1-2, 1996, pp. 13-40 ; Thierry Zarcone, « Un aspect de la polémique autour de du soufisme dans le monde tatar, au début du XXème siècle : mysticisme et confrérisme chez Mûsâ Djarallâh Bîgî », in Stéphane Dudoignon, Dämir Is’haqov et Räfyq Möhämmätshin (eds), L’Islam de Russie, Paris, Maisonneuve et Larose, 1996, pp. 227-248.
(34) Ceci cache en réalité des positionnements très variables d’un réseau à l’autre du fait parfois des fortes rivalités qui traversent le monde soufi.
(35) Telle est la configuration des soulèvements mobilisant militants panturks et réseaux soufis de Kachgarie entre les années 1930 à la première moitié des années 1950. Rémi Castets (dir.), Musulmans d’Asie. Représentations et configurations socio-politiques en mouvement, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux 3, à paraître.
(36) Organisation « représentative » chargée de relayer l’autorité du PCC et de médier les relations entre l’Etat communiste et les masses musulmanes. Dissoute lors de la Révolution culturelle, elle sera réinstituée peu après cette dernière.
(37) Rémi Castets, « Les mutations de l’Islam chez les Uyghur du Xinjiang », Etudes orientales, 1er semestre 2008, n°25, pp. 193-195.
(38) Tel était le cas par exemple d’Ablikim Makhsum Hadji. Il est interné en camp plusieurs dizaines années avant de devenir dans les années 1980 vice-président de la branche de l’AIC au Xinjiang. Il joue un rôle clé dans le développement de l’enseignement coranique dans la région. Il sera sanctionné suite au soulèvement de certains de ses étudiants contre les restrictions imposées à la fin des années 1980 (Cf. Ataullah Alimcan, « Doğu Türkistan Maarif Hareketinin Önderi Abdulhekim Mahsum Hacı » (Ablikim Makhsum : le fer de lance du mouvement pour l’éducation au Turkestan oriental), Maarip online, 12/02/2011, http://www.maarip.org/tr/archive.php?id=6; ) ; Rémi Castets, « Between foreign influences and political constrains : the recomposition of Uyghur islam », In Jean-François Huchet, Marlène Laruelle, Sébastien Peyrouse, Bayram Balci (eds), China, India and Central Asia : A new Great Game ?, Presses de SciencesPo/Palgrave Mac Millan, pp. 222-226).
(39) « Devastating Blows. Religious repression of Uighurs in Xinjiang », Human Rights Watch, Vol. 17, n°2, Avril 2005, http://www.hrw.org/reports/2005/china0405/china0405.pdf ; pour une lecture plus officielle de cette législation, voir Ma Pingyan, « Dang de zongjiao zhengce zai Xinjiang de shijian » (La politique religieuse du Parti adaptée au cas du Xinjiang), Xinjiang shehui kexue, 2005, n°1, pp. 49-55.
(40) “Xinjiang : How long will arrested Sufis be held”, Forum 18 News Service, 26/09/2005, http://www.forum18.org/Archive.php?article_id=659&pdf=Y; La marge de manœuvre des cercles soufis dépend grandement du zèle des Bureaux des Affaires religieuses locaux, du contexte apaisé ou non propre à chaque oasis et de la capacité des clercs à montrer patte blanche à l’administration.