ANALYSES

Les errements des négociations conventionnelles : entre politique volontariste et désintérêt feint

Tribune
15 novembre 2013
Par le lieutenant Christelle Doudies, analyste en relations internationales à l’Unité française de vérification
Concrètement, la maîtrise des armements conventionnels vise à l’instauration puis au maintien de cet équilibre militaire entre Etats d’une même zone géographique. Elle s’attache à limiter les armements, leur quantité, leur létalité, voire leur déploiement. Ce système repose sur le triptyque « limitation, transparence (1), vérification » et fonctionne sur une base de réciprocité des engagements des Etats parties.

Nés des préoccupations de la Guerre froide, le Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et les limitations mises en place par celui-ci ont contribué à la réduction des niveaux d’équipements par la destruction de près de 60 000 armements et équipements militaires majeurs. En Europe, les arsenaux militaires sont d’ailleurs descendus depuis bien en deçà des plafonds fixés par les textes.

L’objectif global visant à « établir un équilibre sûr et stable des forces armées conventionnelles en Europe à des niveaux plus bas, d’éliminer les disparités qui pourraient être préjudiciables à la stabilité et à la sécurité et d’éliminer de façon hautement prioritaire la capacité de lancer une attaque par surprise ou de commencer une action de grande offensive en Europe » (2) a été atteint de façon unanime. Même si d’un point de vue régional des nuances sont à apporter depuis peu, en particulier dans le Caucase.

Depuis qu’en 2007 la Russie a décidé unilatéralement d’en suspendre l’application, cet outil, longtemps présenté comme la pierre angulaire de la maîtrise des armements en Europe, se trouve dans une impasse. Les négociations autour de sa modernisation sont au point mort, et désormais sa pérennité est sujette à caution. La version adaptée du traité FCE, signée en 1999, fondée sur un système de plafonds nationaux et territoriaux remplaçant la logique de blocs, n’est quant à elle toujours pas entrée en vigueur : les Alliés ont conditionné sa ratification au retrait des forces russes de Géorgie et de Moldavie, conformément aux engagements d’Istanbul pris par Moscou la même année. De plus, les conflits gelés (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud et Haut-Karabagh) s’imposent au cœur des débats et reflètent des positions désormais cristallisées et semble-t-il durablement opposées.
Au titre des mesures de confiance et de sécurité intervient le Document de Vienne de 2011 (DV2011) qui, par ses échanges annuels d’informations militaires, ses mesures de contacts, de coopération militaire et de vérification a également favorisé la connaissance mutuelle des activités de défense des Etats en Europe. Le DV2011 est un document évolutif que les Etats participants tentent d’améliorer afin de tenir compte, par exemple, des réformes menées au sein des armées. Le traité FCE peut également évoluer, mais dans une moindre mesure. En effet, la procédure d’amendements étant plus lourde, les Etats parties ont, en pratique, préféré négocier un nouveau traité, le FCE adapté.

Or, depuis quelques années, les négociations dans le domaine de la maîtrise des armements conventionnels et des mesures de confiance et de sécurité sont bloquées : elles apparaissent marquées par une intransigeance russe affirmée.

Peut-on alors parler d’un rideau de fer conceptuel et virtuel entre les deux Grands pour qualifier le blocage des négociations dans le domaine de la maîtrise des armements conventionnels ?

S’il ne fait aucun doute que le traité FCE demeure fortement connoté guerre froide , il apparait que les négociations quant à l’évolution des dispositions du DV 2011 sont aujourd’hui paralysées par les Etats-Unis et la Fédération de Russie. Plusieurs pistes sont cependant envisageables quant à l’avenir de la maîtrise des armements conventionnels en Europe.

La chute du mur de Berlin représente le symbole politique de la fin de l’affrontement des deux blocs et de la Guerre froide. La signature du traité FCE constitue quant à elle le symbole militaire de la fin cette forme de confrontation. Ses acquis ne sont plus à souligner, il est reconnu comme étant la pierre angulaire de la sécurité en Europe.

Tous les Etats parties ont alors entrepris l’effort de fournir les informations détaillées sur la structure et la composition des forces armées pour ensuite permettre la vérification de ces informations par le biais des inspections et évaluations sur court préavis pour prévenir toute activité hors normes. Ces engagements ont été pris car les Etats participants croyaient en la contribution positive et durable de cet outil pour la sécurité en Europe. En pratique, ces inspections et évaluations in situ favorisent un volet essentiel et novateur de la coopération interétatique, celle de la diplomatie de défense.

Si la logique de confrontation des deux blocs ne se ressent pas lors de la conduite des activités d’inspection du DV 2011, il ne s’en trouve pas moins qu’elle est caractéristique des négociations conduites actuellement en vue d’améliorer le document. Dans le cadre du traité FCE, lors de la conduite des inspections ou lors des négociations au sein du Groupe Consultatif Commun (3), l’affrontement des deux Grands est omniprésent et bloque de façon permanente et apparemment irrémédiable l’évolution du traité.

En théorie, trente-six Etats participent aux négociations, trente Etats parties au traité FCE plus six nouveaux Etats membres de l’OTAN depuis 1992. En réalité, elles se passent à deux : la Russie vs les Etats-Unis. Il ressort de l’étude des négociations que les Alliés ne souhaitent pas se mettre à la place de la Russie et ainsi traiter la perception de la menace telle que vue par la Russie, tant au niveau conventionnel que stratégique.

Si du temps de la guerre froide, le Rideau de fer était une réalité tangible aujourd’hui il peut apparaitre comme virtuel ainsi si l’affrontement est de nos jours moins dramatique qu’en 1980-1990, les négociations sont paradoxalement plus difficiles. Nous sommes aujourd’hui arrivés au stade où la définition d’un cadre de négociations pour un régime FCE rénové a été gelée en raison de l’incapacité de certaines délégations à délier les questions de contrôle des armements de celle de la résolution des conflits gelés.

L’impasse dans laquelle se trouve actuellement le traité FCE résulte d’une situation de déséquilibre en faveur des pays de l’OTAN. Afin de tenir compte de la fin de l’Organisation du Pacte de Varsovie et du fait que d’anciens pays satellites de la Russie adhéraient désormais à l’OTAN (Hongrie, Pologne, République tchèque, et les Etats baltes), les Etats parties au traité FCE ont signé en 1999 à Istanbul, un accord d’adaptation supprimant toute référence à la logique des blocs et lui substituant des plafonds nationaux.

Cependant, la première instrumentalisation politique visible de la maîtrise des armements conventionnels sera le fait des Alliés en conditionnant la ratification du traité FCE adapté au retrait des équipements russes de Géorgie et de Transnistrie. Cette ligne rouge, défendue au sein de l’OSCE ou à l’OTAN, met en relief la nécessité pour un Etat déployant des forces sur le territoire d’un autre, de disposer du « consentement de la nation hôte » ainsi que « le respect des frontières internationalement reconnues ». Les documents hautement politiques que le Conseil ministériel de l’OSCE peine à rédiger ne peuvent contenir ces deux lignes directrices : la Fédération de Russie s’y oppose fermement.

La réflexion sur une nouvelle architecture de sécurité sous jacente à la modernisation du DV 2011 tend à dépasser la logique des blocs. Contrairement aux négociations menées dans le cadre du traité FCE, ces travaux de réflexion ont connu un ralentissement progressif et parfois dissimulé par des mesures sans véritable portée, comme l’entrée en vigueur du Document de Vienne 2011.

Jusqu’au Conseil ministériel de l’OSCE de Dublin des 6 et 7 décembre 2012, tous les Etats parties manifestaient leur accord sur la nécessité de moderniser la structure de l’architecture de sécurité en Europe ainsi que les mesures de confiance et de sécurité. Un changement de cap drastique a alors été observé de la part de la Fédération de Russie lors de ce Conseil : d’une part, la Russie a conditionné toute avancée du DV2011 à la levée des blocages relatifs au traité FCE et d’autre part, elle a établi un lien entre cette négociation et la problématique de la défense anti-missiles, identifiée par elle comme une menace à sa porte.



Lors des séances des différentes instances de concertation tels le Forum pour la Sécurité et la Coopération ou le Groupe Consultatif Commun, des initiatives se développent cependant. Elles sont d’un niveau d’aboutissement différent mais semblent constituer une volonté de concentrer et de coordonner les efforts pour faire évoluer les différents régimes de maîtrise des armements. Plusieurs hypothèses sont dès lors envisageables : un abandon sans contrepartie du traité FCE ; un DV modernisé reprenant tout ou partie des limitations ou avancées du Traité FCE ; une architecture de sécurité entièrement nouvelle.

Dans l’hypothèse de l’abandon du traité FCE, il n’y aurait plus sur le continent européen d’outil de la maîtrise des armements conventionnels qui soit juridiquement contraignant en dehors du traité Ciel Ouvert(4). Les Etats s’en remettraient alors au DV2011. Les équipements militaires ne seraient plus soumis à limitation tant numérique qu’en termes de mouvement. Cela pourrait donner lieu à certaines crispations, notamment dans le Caucase.

A l’instar de ce qui s’est passé avec la suspension par la Fédération de Russie de l’application du traité FCE, il y aurait une diminution notable du volume d’informations disponibles, et de facto, un réel déficit dans le domaine de la connaissance mutuelle, ainsi qu’une baisse du niveau de confiance. Les Etats participant au DV2011 pourraient par ailleurs se livrer à une forte concurrence pour l’obtention des missions d’évaluation et d’inspection, en compensation des pertes subies par une disparition FCE.

Dans l’hypothèse d’un regain d’intérêt avéré pour la modernisation du DV2011 où les notions de prévisibilité et de transparence constitueraient une base de travail commune, il serait opportun de se concentrer sur certaines propositions telles que l’abaissement des seuils de notification des activités militaires, ou encore sur des mesures susceptibles de concerner la déclaration des forces navales. Egalement, la diminution du nombre de visites d’évaluation et d’inspection pourrait être compensée par une augmentation du nombre des inspecteurs dans une équipe internationale pour une durée plus importante des inspections.

Au delà, il peut apparaitre opportun de réaffirmer le rôle central de la transparence et de la vérification, de prendre acte de l’obsolescence des limitations numériques, de développer des mécanismes davantage axés sur les véritables capacités offensives actuelles, désignés comme « multiplicateurs de forces » par les Etats-Unis (Enablers), c’est-à-dire les capacités de commandement, entrainement, logistique opérationnelle.

Alors que les Etats-Unis affichent une politique volontariste en matière de refonte de l’architecture de sécurité en Europe, il semble logique de supposer que ce sont eux qui auraient le plus d’intérêt à voir maintenu et ravivé un régime de maîtrise des armements conventionnels en Europe leur permettant notamment de rééquilibrer leur effort vers le continent asiatique (5). Le plus demandeur ici n’est donc pas celui qu’il y parait étant donné les ambitions purement régionales de la Fédération de Russie, qu’elles soient politiques (« rayonnement » dans le Caucase) ou économiques (ressources énergétiques).

La France, malgré son statut de puissance, n’adopte pas la même posture. Elle continue d’œuvrer à l’adoption de sa proposition relative à l’abaissement des seuils de notification préalable des activités militaires dans le cadre du Document de Vienne 2011(6). Cette position est le reflet d’une ambition d’un niveau purement technique, mais beaucoup plus réaliste.

(1) Par l’utilisation de déclarations ou de notifications.
(2) Ceci est rappelé dans l’introduction du traité FCE.
(3) Le Groupe Consultatif Commun est l’organe chargé de veiller à la réalisation des objectifs du traité FCE ainsi qu’à l’application de ses dispositions. Il est en charge notamment d’examiner les questions relatives au respect de ses dispositions ou à un éventuel contournement. Il s’efforce de lever les ambigüités et de résoudre les divergences d’interprétation qui peuvent apparaitre dans la façon dont le Traité est appliqué. Il examine et, si possible, convient de mesures propres à renforcer la viabilité et l’efficacité du présent traité.
(4) Signé en 1992 et entré en vigueur en 2002, le régime Ciel Ouvert rassemble 34 Etats parties. Il permet des vols d’observation non armés par des avions équipés de capteurs, avec notification préalable de 72 heures.
(5) Pour plus d’informations,
Sustaining U.S. Gobal Leadership : Priorities for 21st century Defense, B. Obama, bibliothèque de la sécurité intérieure américaine, janvier 2012.
(6) Désormais coparrainée par 45 Etats de l’OSCE (la Turquie est le dernier coparrain), la proposition française repose sur une réalité qui touche toutes les forces armées en Europe.


* Les propos tenus dans ce document n’engagent que leur auteur.
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