ANALYSES

Affaire des écoutes de la NSA : pourquoi la France savait

Tribune
31 octobre 2013
Par Adrien Gévaudan, géoéconomiste, fondateur du site intelligence-strategique.eu
Nous ne reviendrons pas ici sur les révélations de l’été dernier : nombreux sont les articles intelligents à avoir traités du sujet, parfois il y a des années. En revanche, il nous paraît nécessaire de préciser, au lendemain de cette réplique du séisme initial, un certain nombre de faits, afin d’ôter au monde du renseignement la mystique angélique qui semble lui être accolée ces derniers jours.

L’étude des RI se doit d’être axiologiquement neutre

S’il est toujours particulièrement intéressant d’étudier les Relations Internationales (leur Histoire, leur théorie, leur sociologie) c’est avant tout parce que, comme toute champ social traité avec un minimum de sérieux, il est indispensable de se détacher de toute morale simpliste, qui pousse si souvent à (pré)juger sans avoir tenté de saisir ce que l’on étudie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille ôter la morale de l’équation, tenter de l’éliminer, ou nier ses éventuels apports ; très exactement le contraire. La morale doit être inclue dans l’approche des Relations Internationales, impérativement ; non comme moteur de réflexion, mais comme partie intégrante de l’équation étudiée. Car la morale, en Relations Internationales, est bien plus souvent un moyen (de pression, d’action, de mobilisation ou de propagande) qu’un guide pour les actions d’un Etat.
Revenons-en aux « révélations » du Monde . Les Etats-Unis auraient intercepté un nombre impressionnant de données téléphoniques françaises : 70,3 millions d’enregistrements effectués entre le 10 décembre 2012 et le 8 janvier 2013. Pourtant, c’est plus ce nombre en tant que tel qui impressionne, que le fait que des données aient pu être interceptées. Ici, le média joue sur la corde affective, et fait appel à des ordres de grandeurs si élevés que l’on en aurait été choqué qu’il ait été question d’écoutes illégales ou de rangées de choux fleurs.
Et quoi? Le Guardian révèle que les Etats-Unis sont dotés d’une gigantesque oreille capable d’écouter virtuellement n’importe quelle conversation, d’intercepter n’importe quelle communication, et deux mois plus tard, voilà que l’on qualifie de « scoop » la confirmation que cette oreille ne s’est pas contentée d’écouter aux portes des méchants ?
Garde tes ennemis près de toi, et tes amis encore plus près (ou l’inverse). Cette maxime, que d’aucuns qualifieront de cynique, illustre pourtant bien ce que beaucoup semblent avoir oublié : un Etat n’a pas d’ami. Il peut avoir des ennemis, des adversaires, des concurrents, des rivaux, des ententes (cordiales ou non), des partenaires, des alliés, des vassaux ; mais pas d’ami.
Le terme est issu du registre sentimental, au sens littéral. On éprouve des sentiments pour un ami, et même de l’amour. Mais un Etat n’est pas une personne ; c’est une entité dont la fonction première est de défendre son existence et ses intérêts, par tous les moyens à sa disposition. Les dits intérêts peuvent se trouver en résonance avec ceux d’autres Etats, être au cœur d’intenses négociations, et l’affrontement des volontés étatiques déboucher sur des déséquilibres parfois amenés à remettre en question l’existence même de certains de ces Etats : peu importe. L’amitié ou l’amour n’a jamais aucun rôle dans tout cela.

Candeur angélique ou hypocrisie politico-médiatique ?

Mais alors pourquoi un tel scandale? Disons les choses clairement : il n’y a que deux alternatives. Ou bien l’Etat français a découvert grâce au Monde les pratiques de son allié d’outre-Atlantique, ou bien il était au courant et joue les vierges effarouchées.
Dans le premier cas, nous serions en présence d’un pouvoir politique complètement idiot, dépassé par toute réalité géopolitique contemporaine, et prompt à s’indigner sincèrement dès que ne sont pas respectés des principes moraux de cours d’école. Les médias, les hommes politiques, les poly-experts auto-proclamés : tous auraient découvert dernièrement que les Etats-Unis ne sont pas nos amis, puisqu’ils nous espionnent un peu et, qu’entre amis, on ne fait pas ces choses-là. Leur indignation serait d’autant plus réelle qu’ils sont persuadés que nos services secrets à nous sont des modèles d’angélisme, de transparence et de respect de la morale populaire.
Autant le dire tout de suite : cela n’est pas possible. Les révélations du Monde n’en sont pas, clairement pas, et le monde politico-médiatique fait bien plus preuve d’hypocrisie que d’indignation sincère.
La France, bien que n’ayant pas les moyens des Etats-Unis, dispose évidemment de services de renseignement dont les actions couvrent l’ensemble de la planète, alliés compris. Serait-il nécessaire, un jour, d’envoyer la DGSE plastiquer un navire dans le port d’Auckland, que la France ne reculerait pas devant ce qui, à ses yeux, doit être fait, fut-ce contraire à une morale de bistrot. L’affaire Amesys, révélée par Jean-Marc Manach, a d’ailleurs permis de prouver que la France était loin d’être démunie et à la traîne sur le développement de programmes d’interception massive de données.
Toute cette histoire d’espionnage occulte le fait que des alliés ne sont pas l’équivalent international de deux amis se tenant la main, mais des puissances indépendantes et souveraines. En temps de paix, l’intérêt de s’allier avec d’autres réside principalement dans l’échange d’informations qui peut résulter de tels accords ; les Etats-Unis et la France sont continuellement en contact, et se rendent de menus services via la transmission de données issues de leurs services de renseignement respectifs. Nul doute donc que la France était au courant des actions de la NSA ; il est même certain qu’elle en a profité.

Renseignement étasunien contre renseignement français : une affaire de stratégie et de moyens

Du point de vue des relations internationales, la véritable problématique de cette affaire tient à la place qu’occupent les Etats-Unis et la France dans le concert des puissances. Les premiers sont en situation de domination hégémonique ; ils sont le pivot des relations internationales contemporaines, en ce que leur supériorité économique, technologique et militaire est incontestable aujourd’hui encore, n’en déplaise aux tenants de la théorie du déclin. Car si la géoéconomie, nécessairement moderne, pourrait laisser penser à une érosion de la puissance étasunienne (en raison de la montée en puissance de la Chine, de la Russie, de l’Inde ou du Brésil notamment), il s’agit de ne pas trop se focaliser sur une variable plutôt qu’une autre ; technologiquement, l’affaire PRISM démontre cruellement l’avance considérable dont les Etats-Unis disposent encore sur leurs poursuivants. Économiquement, normativement, militairement et technologiquement, ils demeurent l’Hégémon du système politique mondial.
De son côté, la France, grande puissance historique et puissance moyenne contemporaine, ne peut actuellement prétendre à un tel statut. Si le pouvoir réside en la capacité d’une partie à faire accepter ses préférences à d’autres, alors celui de la France est limité (mais pas inexistant), au moins dans les rapports de force qui l’opposent aux Etats-Unis. Plutôt que de déplorer une situation internationale que l’on a laissé se développer en notre défaveur ainsi que le comportement d’un allié se contentant de tirer parti d’un avantage stratégique patiemment construit, la France devrait réfléchir à ce qu’il lui est possible de faire pour remédier à cette situation, si tant est qu’elle la déplore sincèrement. La solution à notre infériorité en matière de renseignement n’est pas à chercher dans la dénonciation épidermique de la supériorité des autres, mais dans l’investissement intelligent (sinon massif), tant dans la protection des infrastructures critiques que dans le développement de nouvelles capacités opérationnelles.

Le renseignement américain : un problème global, et non franco-français

Car la bulle médiatique récente semble l’avoir fait oublier, mais le monde n’est pas rythmé par les rapports de force franco-américains. La politique internationale française elle-même, si elle ne peut que reconnaître aux Etats-Unis une place en accord avec leur rôle d’hégémon, ne se contente pourtant pas de tout faire graviter autour d’eux.
Plus encore, sortir de l’analyse internationale stato-centrée devrait faire réfléchir sur les actions américaines à l’échelle internationale. La France n’est pas le monde, et ce que confirme l’affaire PRISM concerne surtout le comportement des Etats-Unis en matière de renseignement. La question est d’intérêt mondial et devrait être traitée à cet échelon plutôt que de générer des bulles d’indignation nationale, au final très peu productives. Ces derniers mois ont été rythmés de mini-crises du même genre que celle que connaît la France : l’Allemagne, le Brésil, la Grande-Bretagne, le Mexique ont été au cœur de scandales liés aux écoutes illégales de la NSA. Evidemment, il serait surprenant que seuls ces pays soient concernés, et si Echelon nous a appris quelque chose, c’est bien la gigantesque capacité d’aspiration de l’agence américaine. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’excuser le comportement des Etats-Unis en matière de renseignement. Ils écoutent le monde entier, et cela pose en soi un terrible problème de liberté et protection de la vie privée. Mais il est nécessaire de ne pas se tromper de débat : ce que font les Etats-Unis à leur niveau, nous le faisons au nôtre. Ce sont les pratiques de renseignement dans leur ensemble sur lesquelles il faut réfléchir, pas uniquement sur les américaines.

ROEM et COMINT : le pilier du renseignement moderne

Il est intéressant de noter que Le Monde communique très peu sur la méthode. Le pourquoi, décortiqué plus haut, est aussi classique qu’accessoire. Le comment, en revanche, déchaîne moins les passions. Si nous attendons avec impatience des détails sur les noms de codes des techniques employées, DRTBOX et WHITEBOX, la raison est peut-être à chercher derrière le manque total de nouveauté. En effet, il est connu depuis près de 30 ans que la NSA est une espèce de gros aspirateur, qui intercepte, stocke et (post)analyse quasi-compulsivement tout ce qui passe à sa portée.
Parmi les sources majeures de renseignement, celui d’origine électromagnétique (Renseignement d’Origine Electromagnétique, ROEM ou SIGINT dans son acronyme anglo-saxon) doit nous intéresser aujourd’hui. En effet, les « révélations » du Monde font état d’interceptions téléphoniques, de messages-textes, ainsi que d’une attention particulière accordée à des personnalités du monde politico-économique et à des adresses emails de type @alcatel-lucent.com. Alors ? Et bien nous sommes typiquement dans les possibilités d’action du système Echelon, connu du grand public depuis les années 1990 !
Le ROEM se concentre sur trois types de signaux différents : l’ELINT (Eletronic Intelligence, obtention de renseignements via émissions électromagnétiques d’appareillages électroniques), le FISINT (Foreign Instrumentation Signals Intelligence, basé sur l’écoute de transmissions d’instrumentations installées dans l’espace, à la surface ou bien immergées) et le COMINT (Communications Intelligence), qui en l’occurrence nous intéresse tout particulièrement, basé sur l’écoute de communications transitant par les ondes. Ainsi, la collecte de signaux COMINT dans le cadre d’un programme de ROEM se fait via l’accès à une infrastructure de communication en lien avec les données recherchées (espionnage de câbles, construction de stations d’interception). Les données téléphoniques françaises interceptées par la NSA semblent donc relever d’une bonne vieille stratégie d’interception de signaux de type COMINT, effectuée dans le cadre d’un programme de ROEM. Rien de nouveau sous le soleil…
En revanche, là où Le Monde soulève un pan intéressant de la stratégie américaine en matière de renseignement, c’est quand il aborde le programme Genie. Ainsi, les Etats-Unis auraient ciblé la diplomatie française, au moins à New-York : espionnage de touches, d’écrans, de communications téléphoniques ; tout y passe. Certes, le côté technique n’a pas grand chose de révolutionnaire : Le Monde ne détaille pas, mais ce qu’il appelle des « implants espions » désigne vraisemblablement des malwares de type cheval de Troie ou enregistreur de touche. Mais ce qui impressionne, ce sont les moyens déployés ; enveloppe présumée de ce type de programme ? 477 millions d’euros, d’après le budget 2011. Ou quand le Léviathan apprend à maîtriser les potentialités du cyber…

« Triche, mens, vole, manipule, corromps, espionne, tue : fais ce que tu dois, mais ne te fais jamais attraper. »

Cette maxime a été enfreinte par les Etats-Unis, en raison des révélations d’Edward Snowden. Le concert de réactions indignées des puissances alliées ou rivales a ceci d’hypocrite qu’ils étaient tous au courant depuis des années. Peut-être pas des détails, du nom des programmes ou des techniques précises utilisées ; mais ils savaient. Là où intervient la rupture est qu’ils ne peuvent plus jouer les ignorants devant leur opinion publique. Leur sincérité est factice, mais peu importe : elle a le potentiel pour amener une véritable réflexion sur le renseignement et les libertés individuelles à l’ère numérique.
En France, l’importance du sujet est dramatique : Fleur Pellerin, comme le note Reflets.info , rappelait dernièrement dans Paris Match (sic) : « Le savoir-faire d’Alcatel Submarine Networks (ASN) est en effet unique ; il couvre la production, l’installation et la maintenance des câbles sous-marins. C’est une activité stratégique pour connecter l’Outre-Mer et tout le continent africain en haut débit. Il y a aussi un enjeu lié à la cybersurveillance et la sécurité du territoire. Nous sommes favorables à une solution qui maintienne l’intégrité d’ASN et son ancrage national. »
Mais la France n’est pas le monde. Maintenant qu’il n’est plus possible de jouer les ignorants, et une fois passé le temps de l’indignation superficielle, il est urgent de lancer plusieurs réflexions : renseignement à l’ère numérique, libertés individuelles dans le cyberespace, sensibilisation populaire aux problématiques de surveillance et de renseignement ; autant de débats à avoir si l’on souhaite que les choses évoluent dans le bon sens, pour le monde et la France.
Dans cette affaire, la France n’affronte pas les Etats-Unis, pas plus que ne le fait l’Allemagne ou le Brésil ; dans cette affaire, les Etats affrontent bien plus souvent leurs propres citoyens qu’ils ne s’affrontent eux-mêmes. Il s’agit donc de ne pas se tromper de débat.
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