ANALYSES

Espoir de paix autour des îles Senkaku/Diaoyutai ?

Tribune
12 août 2013
Par Jean-Vicent Brisset, directeur de recherche à l’IRIS
Les revendications sur ces cinq îlots, situés à 170 kilomètres au Nord-Est de Taïwan, mais à 400 km d’Okinawa ou des côtes de la République populaire de Chine sont complexes et les arguments souvent contradictoires. Elles étaient connues depuis le 15e siècle, principalement des pêcheurs chinois venus de Taiwan, mais inoccupées. Elles étaient cependant parfois citées par quelques sources. C’est pendant la guerre qui l’opposait à la Chine entre août 1894 et avril 1895 que le Japon s’est attribué, le 14 janvier 1895, la souveraineté sur ces îles, considérées comme ‘terra nullius’ : selon eux, elles n’appartenaient à personne et n’étaient ni occupées, ni administrées ni revendiquées. L’administration en a été assurée après cette prise de possession par les autorités d’Okinawa. A la suite de la défaite de 1945, Tokyo a rendu à la Chine la province de Taiwan qu’elle occupait, mais les Diaoyutai, étant connues de l’administration japonaise sous leur nom de Senkaku, ne furent pas réintégrées. Le Traité de San Francisco (1951), auquel la Chine n’était pas partie, a placé les Diaoyutai sous tutelle américaine, ce qui a duré jusqu’en 1971, date à laquelle leur administration a été transférée au Japon. C’est à ce moment qu’ont réellement débuté les protestations de la République de Chine et de la République Populaire de Chine.

On se trouve actuellement devant trois interprétations de la souveraineté sur les Diaoyutai/Senkaku. Selon Pékin, ces îles ‘étaient chinoises depuis toujours’, et appartiennent donc à la Chine. Selon Taipei, elles font partie de la province de Taiwan, ne serait-ce qu’au titre du plateau continental et n’ont jamais été ‘terra nullius’. Elles doivent donc rester attachées à la province. Selon Tokyo, il n’y a pas de problème de souveraineté, puisque la prise de possession a été effectuée conformément aux règles internationales. Ces différences de point de vue et le statut très particulier de Taiwan, dont l’existence n’est reconnue ni par Pékin ni par Tokyo compliquent encore la situation.

A partir de 2007, les incidents se multiplient. En 2012, le très nationaliste gouverneur de Tokyo a voulu acheter trois des cinq îles, qui appartenaient à une famille japonaise. Pour éviter tout débordement, le gouvernement a préempté cet achat et est désormais propriétaire de quatre des cinq îlots. Pour protester contre ce qu’il dénonce comme une ‘nationalistation’, Pékin multiplie depuis lors les intrusions maritimes et aériennes dans la zone des 12 miles nautiques autour des îlots, provoquant des interventions de navires ou d’avions japonais. A ce jour, il n’y a pas encore eu d’incidents graves.

En 2012, les bateaux des agences maritimes taiwanaises et japonaises s’étaient aussi affrontées dans la ‘guerre des canons à eau’, là aussi sans qu’il y ait d’escalade. Pour tenter de désamorcer la situation, le Président Ma Ying-jeou, déjà largement engagé dans une régularisation des rapports entre les deux Chines, avait lancé, le 5 août 2012, une initiative de paix. Partant du principe que ‘la souveraineté ne se partage pas, les ressources naturelles se partagent’, il avait fait une proposition en cinq points (1) visant à obtenir un résultat en accumulant les petits pas. L’idée de base était de laisser de côté les questions de souveraineté pour pouvoir maintenir le dialogue.

Un an plus tard, jour pour jour, un forum académique a été organisé par le Think Tank ‘Prospect Foundation’ et l’université catholique Fu Jen, avec le soutien actif du ministère des Affaires étrangères et une participation directe du Président Ma. Le but de ce forum était de faire le point sur les retombées de cette initiative et d’examiner ce que pourraient être les prochaines étapes. En fait, une seule réalisation pratique, concrétisée par un accord entre des fondations représentant leurs gouvernements respectifs (en l’absence de liens diplomatiques, aucune autre formalisation n’est possible), a été finalisée, en avril 2013. Il s’agit d’un accord sur la délimitation des zones de pêche entre le Japon et Taiwan. Fruit de longues négociations, il a permis de supprimer le risque de conflit le plus grave, celui de collisions et d’affrontements entre bateaux de pêche, principaux utilisateurs de la zone et toujours plus difficiles à contrôler que des navires gouvernementaux.

Lors du forum, les différents intervenants ont tous parlé de la nécessité de poursuivre dans la voie du dialogue et de la négociation. Dans l’impossibilité actuelle d’engager des rencontres trilatérales, il faut donc continuer à additionner les accords bilatéraux. C’est ainsi que le gouvernement taiwanais espère aboutir en 2014 à un accord interchinois sur les pêches, en espérant que, de leur côté, Pékin et Tokyo arriveront au même résultat. Il a aussi été souligné l’impérieuse nécessité d’aboutir à la mise en œuvre d’un ‘code de conduite’ pour limiter les risques d’incident. Il existe déjà des ‘téléphones rouges’ permettant de faire traiter tout problème au plus haut niveau, mais ce n’est pas suffisant et il n’existe pas encore de cellule de réaction capable de gérer une éventuelle crise.

Un autre point, qui semble pourtant important, n’avait pas été abordé par les premiers intervenants. Il s’agit de l’absence dans la zone d’acteurs autres que les trois parties directement concernées. Pourtant, la présence physique de ressortissants d’autres pays ne pourrait que contribuer au maintien de la stabilité dans la zone et à la réduction des risques de provocation ou simplement de conduites dangereuses. Toutefois, une telle présence ne peut pas être le fait d’un pays que l’un ou l’autre des intéressés pourrait considérer comme trop proche (ou trop hostile) par rapport à un autre, ou trop impliqué dans des problèmes identiques. Ceci exclut la Corée du Sud, les riverains de la Mer de Chine du Sud et les Etats-Unis, même si le soutien diplomatique de chacun de ces pays à toutes les initiatives de pacification est importante. Il faut aussi que cette présence ne puisse pas être perçue comme une appropriation des ressources existantes, qu’elles soient prouvées (pêche) ou seulement potentielles (ressources du sous-sol). L’idée vient donc d’expéditions scientifiques internationales qui pourraient s’intéresser à des études océanographiques dans une région qui demeure mal connue sur le plan scientifique. Ces recherches, entreprises par des instituts, ou même des entreprises privées, reconnus et indépendants, pourraient bénéficier de financements multilatéraux de la part des parties impliquées. La création, même temporaire, d’une zone de recherche scientifique ‘démilitarisée’ autour des îles contestées serait un facteur d’apaisement.

Dans le contexte actuel, la recherche d’un consensus n’est pas simple. Le président taiwanais arrive en fin de mandat et sa popularité est basse. Paradoxalement, cela renforce sans doute sa proposition. Une victoire de l’opposition aux prochaines élections aboutirait en effet à un durcissement de l’attitude taïwanaise. Le nouvel homme fort du Japon, Shinzō Abe, affiche des opinions assez nationalistes et préconise, avec un large appui populaire, le retour d’une vraie force militaire, qui ne soit plus simplement une ‘force d’auto défense’. Le tout récent lancement d’un ‘porte aéronefs’ qui n’ose pas dire son nom mais est une vraie plateforme aéronavale est un signe fort de montée en puissance. En Chine Populaire, Xi Jinping a probablement beaucoup plus de problèmes pour asseoir son autorité que certains observateurs ne le pensent. Le choix de sujets fédérateurs comme la lutte contre la corruption ou le nationalisme anti-japonais rassemble les populations et permet de laisser, pour quelques temps, les vrais problèmes à l’arrière de la scène. Dans ces conditions, l’indispensable dialogue entre Pékin et Tokyo sur les problèmes de sécurité en Mer de Chine de l’Est aura du mal à se mettre en place.

(1) Mise en place d’un code de conduite ; gestion commune des ressources halieutiques de la Mer de Chine de l’Est ; exploration et gestion commune des ressources minérales; mise en place d’une structure commune de recherche scientifique et de protection de l’environnement ; exercices communs visant à promouvoir la sécurité en Mer de Chine de l’Est.