ANALYSES

Amérique latine : entre Alliance atlantique et Forum du Pacifique

Tribune
17 juin 2013
Pendant longtemps, Amérique latine a rimé dans beaucoup de têtes bien pleines avec Extrême occident. L’astucieuse formule inventée par l’ambassadeur-politologue Alain Rouquié(1), ne permettait-elle pas de voir au plus près les réalités du sous-continent latino-américain ? Mais le concept, ou la formule, n’a–t-il pas fait son temps ? L’initiative géographiquement inattendue et insolite du chef de l’Etat colombien, ne suggère-t-elle pas d’enlever « extrême » à cette définition d’occidentalité ? Initiative d’autant plus nécessaire que la Colombie, comme l’a fait le Nicaragua, regarde aussi le Pacifique, et la Chine, avec des yeux de Chimène. Au point que renversant la formule, on pourrait aujourd’hui parler d’une Amérique latine, avant-poste d’Extrême Orient.

Occidentalisées ? Orientales ? En tous les cas ces Amériques latines là ne rentrent plus dans les cases qui lui étaient affectées à Paris, Washington, Bruxelles et Madrid. Le pendule du professeur Tournesol a un beau jour, après la chute de la Maison soviétique, cessé de balancer d’est en ouest. Les guerres arabes, les guerres en pays arabes et musulmans engagées par les gouvernements, ont orienté les flux et les initiatives diplomatiques, l’intérêt et la curiosité des médias occidentaux, vers le sud-est. Un pan du monde au sud-ouest des Açores est entré dans une nuit euro-américaine prolongée. « Continent » d’un Bois prétendument dormant, l’Amérique, centrale et du sud, est ainsi devenue indéchiffrable, à l’Europe et aux Etats-Unis.

La Chine en revanche a baisé le front de la belle endormie depuis belle lurette. La décision prise le 13 juin par le Nicaragua de confier à une entreprise chinoise, HKND, la construction d’un « canal de Panama bis » n’est pas sortie du chapeau d’un prestidigitateur de la géopolitique. A peine nommé le nouveau président chinois, Xi Jinping, avant de rencontrer Barak Obama aux Etats-Unis a effectué du 4 au 6 juin 2013, une visite à Trinidad et Tobago, au Costa Rica et au Mexique. A Trinidad il a rencontré les responsables d’Antigua, des Barbades, des Bahamas, de la Dominique, de Grenade, du Guyana, de la Jamaïque, du Surinam. Comme vice-président, il avait déjà effectué deux déplacements dans la région, en 2009 et en 2011. C’est dans ce contexte là que s’inscrivent aussi les visites réalisées en 2012 et 2013 à Pékin par les présidents brésilien, colombien, mexicain, péruvien, uruguayen, vénézuélien. La Chine a élaboré, il y a quelques années, une stratégie latino-américaine globale. Un Livre blanc en a posé les grandes orientations économiques comme diplomatiques. Pékin a progressivement réduit la représentativité de Taiwan en Amérique latine et a signé des traités de libre-échange avec le Chili, le Costa-Rica et le Pérou. Des négociations ont été ouvertes avec la Colombie. Ses responsables ont visité méthodiquement tous les pays de la région. Ils ont invité et reçu leurs homologues. La Chine est aujourd’hui le partenaire premier – du Brésil, du Chili, de l’Uruguay – et second – de l’Argentine, du Mexique, du Pérou, et du Venezuela. La Chine pourrait dés 2015 être le premier partenaire commercial des pays latino-américains. Au-delà, la Chine coopère avec les Latino-Américains à l’invention d’instruments diplomatiques alternatifs à ceux du monde hérité de la seconde guerre mondiale. La Chine a accompagné la création par le Brésil du groupe des 22, au sein de l’OMC. Elle a constitué avec ce pays et d’autres (l’Inde et la Russie) le groupe BRIC. Ces Etats ont favorisé l’entrée de pays latino-américains riverains du Pacifique dans le Forum APEC de coopération économique Asie Pacifique. Chine, Russie et Inde ont effectué des approches en vue de se rapprocher de la Celac, la communauté des Etats latino-américains et de la Caraïbe, et de l’Alliance du Pacifique.

Un confort économique inédit a depuis une dizaine d’années donné aux pays de l’Alba (l’alliance bolivarienne des Amériques) et de l’Unasul, l’Union des nations d’Amérique du sud, animés par le Venezuela et le Brésil, des ambitions internationales inédites. Ces pays, par des voies différentes, combinent croissance et nationalisme. Leur démarche a rencontré celle de la Chine, et au-delà celle des pays arabes et d’Afrique. Ils se sont faits les portes paroles d’une autre politique articulant croissance, réduction des inégalités, primeur donnée au marché intérieur et exigence d’une multilatéralité internationale. Jouant sur une gamme très large de partenariats ils essaient d’en tirer le profit maximal, économique comme politique. La Chine y contribue, au Nicaragua, comme dans tous les autres pays de cette sous-région.

L’émergence latino-américaine a bien été perçue par l’Europe. Du moins dans sa dimension économique. La crise des cinq dernières années a accentué cet angle de vue. Mais les acteurs économiques et politiques d’Europe et des Etats-Unis, faute de l’avoir pensée dans sa globalité, l’ont saisie comme une simple opportunité de nouvelle ruée vers l’ouest. Se posant au cœur du système monde, ils ont offert aux Latino-Américains des associations asymétriques, Zone de libre-échange des Amériques et accords de libre échange, centrés à Washington, et Bruxelles. Les entreprises ont démultiplié les missions de prospection, les voyages d’études et les séminaires. L’université, les écoles de commerce, l’édition, leur ont emboité le pas. En mettant le cap vers le Brésil ou le Mexique d’abord, l’Argentine parfois, le Chili souvent et plus récemment le Pérou et la Colombie. En clair, ils n’ont à aucun moment considéré que ces pays fussent autre chose qu’un extrême occident, associables sans doute, mais certainement pas aptes à s’asseoir à la table où l’on parle et décide le sort et l’avenir de l’Iran, de la Syrie, voire de la Côte d’Ivoire et du Mali. L’Amérique latine a été considérée comme un terrain de jeu, condamnée à respecter les règles, les normes, et les enjeux, inventés et localisés à « l’Ouest », à Washington (le FMI et la Banque mondiale), à Genève, (l’OMC), à La Haye (Cour internationale de justice), à New York (l’ONU), à Rome, (la Cour pénale internationale et le Saint Siège), à Bruxelles (l’Union européenne et l’Alliance Atlantique), à Londres (l’Internationale socialiste et le méridien GMT), à Paris (l’OCDE et le Monde diplomatique), à Bâle (l’OIT et l’UIP).

Le président colombien, lui, en s’affirmant atlantique, tout autant que l’Allemagne ou le Canada a désarçonné les analystes et les politiques de tous bords, à Caracas comme à Washington. Bruxelles a fait part de sa surprise et d’une impossibilité statutaire pour refuser cette demande d’adhésion. Bolivie, Brésil, Equateur, Nicaragua et Venezuela, ont manifesté un mécontentement plus ou moins vivement exprimé. La Colombie pourtant est considérée par elle-même et par ses voisins depuis les années 1920 comme alignée sur une étoile du Nord située à Washington(2). Mais le propos du chef de l’Etat colombien est révélateur d’une double prise de conscience, fondatrice d’un discours original. Celle de la crise politique et économique des Occidentaux qui lui permet en choisissant de forcer la porte atlantique, paradoxalement de prendre ses distances. La déclaration d’amour envers l’OTAN, va de pair, en effet, avec l’abandon du traité de défense bilatéral avec les Etats-Unis négocié par Alvaro Uribe, son prédécesseur. Elle est contemporaine d’une négociation à Cuba avec un groupe de guérilla communiste, les FARC. Juan Manuel Santos a d’autre part bien perçu que les embarras économiques et politiques du Venezuela, et le sur place industriel et agricole du Brésil, lui permettent d’avoir une expression géopolitique originale. Elle est autonome, indépendante du modèle « extrême occidental», comme de ceux, au Brésil et au Venezuela, qui se définissent nationalistes ou anti-impérialistes. Cette option est dans le domaine de l’économie et du commerce partagée avec le Panama, le Chili, le Mexique, le Pérou, et le Costa Rica qui tirent depuis deux ans la croissance latino-américaine. Ces Etats, dirigés par des chefs d’Etat libéraux ont, en juin 2012, décidé de mutualiser leur espace. Ils ont créé une zone de libre échange, l’Alliance du Pacifique. Ils sont pour la plupart membres de l’APEC. Chili et Mexique sont qui plus est partie prenante de l’OCDE. La Colombie et le Costa Rica ont fait acte de candidature. Mexique, Chili, Colombie et Pérou ont signé un accord de libre échange avec l’Union européenne et les Etats-Unis. Au moment où Etats-Unis et Europe, qui partagent des ambitions communes en matière de sécurité, s’apprêtent à fusionner leurs marchés respectifs, la Colombie a décidé de faire accepter son « occidentalité ». Après avoir négocié des accords de libre-échange avec les Etats-Unis et l’Union européenne, elle l’a fait, en ce mois de juin, de deux manières. En déclarant le 1er juin son intention de se rapprocher de l’OTAN, et à l’occasion d’un voyage au Proche-Orient effectué par son chef de l’Etat les 8 et 9 juin en confirmant une sympathie historique pour Israël, avec lequel Bogota négocie un traité de libre-échange.

Présence chinoise au Nicaragua, rapprochement de la Colombie avec l’OTAN, révèlent une cartographie latino-américaine nouvelle, une dérive des continents qui en déplacent les centres cardinaux. Ces mouvements sont tout aussi imprévisibles dans leurs conséquences que ceux résultant du frottement des plaques. Tout au plus sait-on ou devrait-on savoir qu’ils sont dans l’ordre des choses.

(1) Alain Rouquié, Amérique latine, introduction à l’extrême occident, Paris, Seuil, 1987
(2) Selon la théorie dite du « Respice Polum »