ANALYSES

« Opération Puerto » : le rendez-vous manqué de la lutte contre le dopage dans le sport

Tribune
8 mai 2013
L’origine de l’ « Opération Puerto »
En mars 2004, Jesus Manzano, coureur espagnol de l’équipe Kelme, dénonce un système de dopage par transfusion sanguine au sein de son équipe et met en cause son médecin, Eufemiano Fuentes. Licencié en 2003 officiellement pour indiscipline, le coureur évoque, lui, des différends concernant le dopage. Suite à ces révélations, la Guarda Civil commence à enquêter à partir de février 2006 sous le nom d’« Opération Puerto » et arrête le 23 mai, cinq personnes : Eufemiano Fuentes, Manolo Saiz(1), Ignacio Labarta(2), Alberto Leon et José Luis Merino. Elle saisit, de plus, des produits anabolisants, stéroïdes, érythropoïétine (EPO), hormones de croissance, ainsi que 200 poches de sang et plasma congelés et du matériel de transfusion. Deux procédures sont lancées en 2007 et 2008, sans toutefois aboutir en raison de l’absence d’infraction sanctionnant le dopage, cette incrimination n’ayant été définie qu’en novembre 2006, soit 6 mois après la perquisition.

Le délit contre la santé publique en l’absence d’infraction de dopage.
De nouveaux témoignages, comme celui de Tyler Hamilton, ancien coéquipier de Lance Armstrong, permettent d’ouvrir une troisième procédure mettant en cause le docteur Fuentes, sa sœur Yolanda, Manolo Saiz, Vicente Belda et José Ignacio Labarta. Au nom du principe de non-rétroactivité de la loi, la juge Santamaria doit donc uniquement baser son jugement sur un « délit contre la santé publique », c’est-à-dire sur l’existence ou non d’atteintes à la santé des sportifs. D’un point de vue strictement juridique, le dopage ne peut être mentionné. Il apparait néanmoins en filigrane de chaque débat. L’éditorialiste espagnol Juan Gutierrez analyse ce cas comme deux procès parallèles : le premier se passant au sein du tribunal et portant sur la question de santé publique ; le second, tabou, portant sur le dopage. Il dénonce ainsi la schizophrénie de la justice et plus largement des autorités espagnoles.

Les enjeux politiques de l’affaire Puerto
Le verdict de ce procès est intéressant à analyser et ce, à trois niveaux.
D’une part, ces peines d’emprisonnement relèvent plus de la symbolique que d’une véritable mesure coercitive, les peines de prison inférieures à 2 ans, en Espagne, ne conduisant pas à un emprisonnement ferme (articles 80 et suivants du Code Pénal->http://noticias.juridicas.com/base_datos/Penal/lo10-1995.l1t3.html#a80]). Au-delà de la décision judiciaire stricto sensu , ce verdict était surtout d’une extrême importance pour Madrid. Alors que la désignation de la ville hôte des Jeux olympiques 2020 doit avoir lieu le 7 septembre 2013 à Buenos Aires, le verdict du procès Puerto était censé redorer le blason sportif de Madrid dans la course olympique. La lutte pour l’intégrité du sport étant un des points cardinaux de la bonne gouvernance sportive, l’Espagne espérait que ce verdict démontrerait sa bonne volonté et constituerait ainsi un avantage face à Istanbul et Tokyo. José Ignacio Wert, ministre de l’éducation, de la culture et des sports, reconnait le retard de son pays en matière de lutte contre le dopage et « va essayer d’harmoniser la loi antidopage espagnole pour satisfaire aux exigences du [Code mondial de l’Agence mondiale antidopage->http://www.cadenaser.com/deportes/articulo/wert-tenemos-problema-dopaje/csrcsrpor/20120214csrcsrdep_2/Tes] (AMA) ». Il confesse l’existence d’un « [problème », tranchant ainsi avec l’attitude méfiante des autorités sportives.

D’autre part, la juge Santamaria devait se prononcer sur l’autorisation de transmission, à l’AMA, des poches de sang et plasmas saisis. Autorisation qu’elle a refusée. Alors qu’en 2006, Pat McQuaid, président de l’Union cycliste internationale (UCI), confessait que l’Espagne « était la dernière frontière dans la bataille du dopage->http://www.lefigaro.fr/sport/2012/02/15/02001-20120215ARTFIG00415-l-espagne-a-un-probleme-avec-le-dopage.php] » et jugeait sa politique sportive trop « laxiste », ce verdict semble s’inscrire dans cette logique. Le pas de géant que l’on pouvait espérer pour le sport n’a pas été franchi. La justice espagnole, en refusant de livrer ces poches, « [au nom du respect des droits fondamentaux des sportifs », a rechigné à sauter le pas en faveur de la coopération avec les autorités nationales et organisations internationales. Ce refus signifie la destruction des poches de sang et vient s’ajouter à la disparition de 51 poches de sang/plasma, saisies par la Guarda civil lors des perquisitions. Ces deux éléments renforcent l’isolement de Madrid sur le plan international en matière de lutte contre le dopage. Le Comité international olympique et l’AMA ont aussitôt dénoncé ce jugement, et ont annoncé qu’ils tenteraient d’obtenir ces poches par tous les moyens administratifs et judiciaires possibles.

Enfin, ce verdict, censé être un message fort adressé au monde du sport, est un rendez-vous manqué. Il aurait pu être l’occasion inespérée d’une condamnation d’une pratique endémique, internationale et interdisciplinaire, comme les affaires Balco(3) aux Etats-Unis ou Galgo(4) en Espagne, peuvent en témoigner. Le dopage, quelle que soit sa forme ou ses destinataires, remet en question l’intégrité du sport, comme la corruption institutionnelle ou les matchs truqués. On ne retiendra de ce procès que les déclarations provocantes du Docteur Fuentes concernant le monde du football, du tennis, du handball, de la boxe ou encore de l’athlétisme, restées lettre morte. Alors qu’il a à plusieurs reprises proposer de révéler l’identité de ses clients, la justice n’a pas souhaité pousser plus loin ses investigations et connaître l’existence ou non de lien avec les clubs de FC Barcelone, Real Madrid, la Real Sociedad ou encore des sportifs comme Rafael Nadal ou Marta Dominguez.

En condamnant « sur le papier » le docteur Fuentes et Ignacio Labarta, la justice espagnole rend donc un verdict a minima, reconnaissant du bout des lèvres l’existence indiscutable d’un système de dopage institutionnalisé, tout en préservant le monde du sport. Il faut souhaiter, qu’à défaut de briser l’omerta entourant la pratique, ce verdict amorcera, ne serait-ce qu’un peu, les politiques réelles et concrètes de lutte contre ces dérives et conduira à d’autres procès. Pour dopage cette fois.

(1) Directeur de l’équipe Liberty Seguros
(2) Directeur adjoint de la Comunitat Valenciana
(3) L’affaire Balco désigne un scandale de dopage aux Etats-Unis, en 2003 et touchant principalement l’athlétisme mais aussi le cyclisme, la boxe, le football américain. Elle aboutit à la condamnation pénale ou sportive de nombreux athlètes : Marion Jones, Tim Montgomery, Dwain Chambers, etc.
(4) L’opération Galgo concerne le dopage au sein de l’athlétisme espagnol. En décembre 2010, 12 personnes sont arrêtées, du matériel dopant est saisi et les policiers mettent en cause non seulement des athlètes mais aussi des cyclistes. En mai 2012, un non-lieu sera finalement prononcé.
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