ANALYSES

Gulf dream : réalité ou mirage ?

Tribune
29 mars 2013
Comment les Etats arabes du Golfe sont-ils devenus des acteurs incontournables de la scène internationale ?

Jusqu’aux années 1980, la place des Etats du Golfe sur la scène internationale se résume à leur statut de fournisseurs d’hydrocarbures. Avec la baisse des revenus du pétrole durant les années 1980, les dirigeants prennent conscience du danger d’une trop forte dépendance aux hydrocarbures ; la baisse des réserves et l’épuisement du modèle rentier en termes de compétitivité conduit à une diversification économique basée sur la croissance du secteur privé et la libéralisation des échanges ; cette stratégie bénéficie de la hausse des revenus du pétrole au cours des années 2000 qui permet de rediriger les capitaux vers d’autres secteurs, en particulier l’industrie, les services et les technologies de pointe. Par ailleurs, la tension causée par les attentats du 11 septembre 2001 entre le monde occidental et les pays musulmans conduit à un repli sur le sol national des capitaux qui étaient investis dans l’immobilier européen ou les fonds américains ; ce phénomène, associé à l’envolée des prix du pétrole dans la décennie 2000, a favorisé le secteur bancaire et la consolidation des fonds souverains. Grâce à ces derniers, les pays du Golfe peuvent aujourd’hui entrer massivement dans le capital de sociétés étrangères et investir dans les marchés de l’art et du sport qui leur assurent une nouvelle visibilité régionale et internationale.

Quelle est la nature des relations entre les différents pays du Golfe ? Quels sont les points de consensus et les éventuelles dissonances ?

Les pays du Golfe ont reçu un commun héritage politique : celui de la tutelle britannique qui les a protégés de l’Arabie saoudite et de l’Iran en jouant les arbitres dans les conflits frontaliers. Après la fin de la tutelle britannique en 1971, puis la révolution iranienne en 1979, les États de la région s’associent en 1981 pour créer le Conseil de coopération du Golfe. Les questions de sécurité sont à l’origine de sa création mais aucun accord n’est trouvé sur l’idée d’une défense commune ; le conseil se contente de mettre l’accent sur l’association économique en affirmant la libre circulation des personnes et le principe de la préférence communautaire. La question d’une défense commune est à nouveau évoquée au sommet de Manama en 2000, mais le processus de coopération régionale perd son élan après le 11 septembre 2001, ce qui conduit à une plus forte présence militaire américaine.
Néanmoins, ces dix dernières années, malgré les réserves qui pèsent sur l’accord d’une monnaie unique, on assiste à un renforcement de la collaboration économique avec la multiplication des partenariats comme le projet de gazoducs entre le Qatar, Oman et les Emirats arabes unis ou la construction du pont dit « de l’amitié » entre le Qatar et Bahreïn qui avaient jusque-là entretenu des relations tumultueuses. Pour ces deux pays, il s’agit en particulier de s’émanciper de l’emprise de Riyad tout en favorisant l’intégration de leur économie à l’échelle régionale. Ces collaborations n’empêchent pas une concurrence quant au leadership ; les Emirats arabes unis et le Qatar se livrent à une concurrence âpre sur le domaine du marketing sportif et culturel et le Qatar agace avec sa diplomatie à tout-va.

Quels sont les enjeux actuels de la reconversion de la rente pétrolière dans l’économie de la connaissance pour les pays du Golfe ? Incarnent-ils une nouvelle stratégie d’expansion et de puissance ?

La reconversion de la rente pétrolière/gazière dans l’économie de la connaissance soulève trois grands enjeux. Le premier est de nature économique : il s’agit d’investir les revenus des hydrocarbures dans les secteurs des hautes technologies et de l’éducation afin de les substituer progressivement au pétrole comme moteur de la croissance : l’innovation-recherche est en effet considérée comme la clé de la compétitivité de demain. Cette reconversion pose également un enjeu social, celui de la formation d’une main-d’œuvre autochtone remplaçant à terme les étrangers ; avec la baisse des revenus pétroliers intervenue dans les années 1980, l’État n’apparaît plus comme le garant de l’emploi et tous les pays de la région sont aujourd’hui confrontés à un phénomène de chômage, certes faible pour les Émirats arabes unis, le Qatar ou le Koweït mais préoccupant pour Bahreïn et Oman. Aussi les autorités misent-elles sur le développement du secteur privé avec une politique de remplacement progressif des étrangers par des nationaux. Enfin, l’économie de la connaissance revêt une dimension politique : les capitaux investis dans l’innovation-recherche agissent comme une vitrine de leur réussite et de leur dynamisme sur la scène internationale.
L’originalité de ce modèle tient au nouvel usage de la rente pétrolière : jusque dans les années 1990, la rente était considérée par les observateurs comme défavorable au secteur productif. Aujourd’hui, le secteur pétrolier est devenu le moteur de la croissance grâce aux investissements réalisés dans les secteurs de pointe ; la rente sert aussi à se placer sur les marchés internationaux et à consolider des fonds financiers qui assurent leur rayonnement politique. Abu Dhabi a d’ailleurs dû rassurer ses interlocuteurs américains sur l’utilisation de ses fonds en assurant qu’il ne s’en servirait pas à des fins politiques de politique étrangère… Il est évident que la puissance financière est un facteur de puissance politique, avec notamment une politique d’aide internationale qui renforce leur présence en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud.


Vous évoquez le Gulf Dream. Est-ce une réalité ? Quels sont les enjeux économiques et les défis politiques et sociaux à venir ?

Les pays du Golfe représentent un marché de l’emploi très dynamique pour les expatriés occidentaux, les cadres du monde arabe ou encore les ouvriers d’Asie du Sud. Les salaires y sont élevés et la qualité de vie agréable. Certes, il y a des points sombres, en particulier la condition des ouvriers étrangers engagés sur les chantiers. Pourtant, les revenus de ces migrants constituent une manne financière pour leur famille restée au pays. De plus, on assiste depuis quelques années à un changement de stratégies migratoires pour les migrants d’Asie du Sud avec des installations sur le plus long terme et, pour les catégories les plus qualifiées, une tendance au regroupement familial. Aussi la question démographique est-elle devenue très sensible avec des populations étrangères qui dépassent les populations autochtones (sauf en Oman) et génèrent des tensions sur le marché du travail. La formation des populations autochtones représente ainsi un véritable défi social et politique.
D’autre part, l’affirmation du secteur privé et l’essor de l’économie de la connaissance favorisent l’émergence d’une société civile. Le printemps arabe en 2011 a agi en révélateur de ces évolutions ; à Bahreïn, le régime a répondu par la répression aux manifestations avec l’aide militaire du Qatar, des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite et le soutien discret des Américains. Le défi aujourd’hui se situe dans cette contradiction entre la promotion d’une économie du savoir qui valorise l’initiative individuelle au sein d’une économie libérale et un pouvoir qui se crispe autour d’un modèle qui s’est appuyé sur la redistribution sur la rente pour assurer la paix sociale. De plus, en apportant son soutien aux dirigeants par souci de sécuriser la production des hydrocarbures, la présence militaire occidentale parasite les mécanismes de compromis entre le pouvoir et la société civile. Dans les années 1930, au moment de la transition de l’économie perlière à l’économie rentière, un même dilemme s’était posé aux Britanniques face aux contestations sociales : défendre un pouvoir autoritaire ou bien favoriser les processus d’intégration de la classe moyenne pour assurer la stabilité de la région.