ANALYSES

Le cosmopolitisme à l’heure du renforcement des nationalismes

Tribune
14 décembre 2012
Vous écrivez que « le sentiment de responsabilité universelle est intrinsèque au cosmopolitisme » Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Il me semble que le cosmopolitisme, qui est lié d’abord à la condition de la personne qui s’en réclame, est totalement étranger au nationalisme, au repli communautaire, à l’entre-soi. Cette condition, qui n’est pas la plus enviable du monde, inséparable d’histoires de vie faites d’immigrations, d’exils, et de pérégrinations, rend perméable, indéniablement, à ceux qui ne sont ni de votre groupe, ni de votre mode de pensée, ni de la même origine que vous. Bref, l’autre est en vous, parce que vous-même vous avez été obligé à plusieurs reprises de revêtir votre moi d’identités nouvelles. Je ne sais pas si c’est un atout, en tout cas c’est comme cela que votre monde est organisé. Je suis athée, mais imprégnée de plusieurs religions, de leurs cultures. Française, mais aussi d’autres nationalités. J’ai un petit air bourgeois, et j’ai certes été élevée à un moment de ma vie comme une enfant de bourgeois, mais les aléas de la vie ont fait que j’ai vite grandi dans les quartiers sud – et pauvres – de Tel-Aviv, dans les mêmes conditions que les personnes qui, en France, habitent les quartiers populaires de nos villes. Dotée au départ d’une éducation bourgeoise, j’ai également très tôt connu le monde du travail. Le fait de parler de nombreuses langues me fait passer sans effort d’un mode de pensée à un autre, ce qui me permet de penser large, si je puis utiliser ce terme. Je me sens redevable à tous ces mondes de m’avoir offert l’hospitalité par la pensée ou par le vécu. Je me sens à la fois d’un lieu et de plusieurs. Cette dette fait que je ne peux pas être responsable que des « miens », les « miens » sont de partout socialement et par leur appartenance ethnique ou religieuse. C’est pour cela aussi que je me bats pour ceux qui peuvent, de prime abord, sembler très différents de moi. Je suis quelque part, toujours et malgré tout, un peu comme eux ou comme elles. Je suis une sorte d’immigrée dont le monde est le pays. Parfois, on peut se sentir seul à assumer cette condition. Mais tant pis, je m’en accommode. J’essaye de m’assumer comme Française et comme immigrée, comme étrangère et comme autochtone, comme femme et comme être humain tout simplement, comme bourgeoise par la culture et comme femme du peuple par le vécu, comme citadine et comme banlieusarde. Ma multiplicité me fatigue parfois, mais en même temps le fait de me sentir de partout me permet de regarder plus loin, sans être dupe, mais toujours avec empathie pour mon semblable, lui aussi multiple à sa façon.

Est-ce principe qui a guidé votre vie comme universitaire et désormais comme responsable politique ?

Je regarde mon entourage avec les yeux d’une historienne, qui a en tête le déroulé de l’histoire. Certes, on ne tire pas facilement des leçons de l’histoire, mais elle est là. Lorsque je dois prendre une décision, cette histoire m’accompagne. L’histoire des Juifs, aussi, dont je suis spécialiste, qui vous rend très proche des autres minorités, si vous ne tombez pas dans le chauvinisme. L’histoire me procure cette distanciation, qui pour moi est une nécessité. J’étais une intellectuelle engagée, je reste une politicienne de convictions. Je peux aider un peu plus qu’avant, voilà ce qui change. J’essaye en tant que sénatrice de m’occuper des questions sociétales, ce qui ne me sert pas toujours. Tant pis, si je fais de la politique, c’est pour être utile, autant que possible. Si je ne suis pas réélue, j’ai un métier et je continuerai à en vivre. Bien sûr, je fais un maximum d’efforts pour ne pas décevoir ceux qui m’ont investie, mais sans compromissions. Etant loyale de nature, je ne trahis pas ceux qui m’ont envoyée au Sénat. Parce que je leur suis redevable de cette place, c’est par loyauté que je les critique parfois quand les choses ne vont pas bien. J’apprends tous les jours la vie de sénatrice, de politicienne. J’apprends l’art du compromis, si nécessaire en politique, mais j’essaye de tirer le maximum de cette expérience pour mieux servir les causes que je défends. Si j’ai changé tant de fois de pays, j’ai aussi changé de métier. J’espère que j’apporte aussi quelque chose à ceux qui m’ont fait confiance. La politique est ingrate, dit-on. Peut-être. Moi, je fais ce qui me semble juste. Certes, je me trompe aussi. Mais même lorsque je me trompe, je suis prête à me corriger. Je n’ai pas de principes, mais des convictions.

Le cosmopolitisme s’oppose-t-il au communautarisme ?

Je ne sais même pas comment fonctionne exactement le communautarisme. C’est une notion qui m’est très étrangère. Le communautarisme est une forme de chauvinisme à dimension réduite. Sa taille ne l’empêche pas d’avoir des effets aussi dévastateurs que n’importe quel nationalisme. Le plus ravageur est l’enfermement, le repli. Que les gens se replient sur eux-mêmes sous l’effet de la peur n’est pas incompréhensible, ce n’est pourtant pas le meilleur moyen de se sortir des difficultés que l’on rencontre. Beaucoup de Juifs, qui formaient un groupe cosmopolite par l’effet de leur histoire et de leur condition même, se replient sur eux-mêmes en raison de la montée de l’antisémitisme et de leur nationalisme à distance centré sur la défense inconditionnelle d’Israël. Leur apport à la civilisation était hier inséparable de leur ouverture au monde et de la responsabilité qu’ils jugeaient avoir envers les autres. Si l’on regarde le XIXe siècle et le début du XXe, on trouve un nombre disproportionné de marxistes, de socialistes, de spartakistes, d’anarchistes, de mencheviks et même de bolchéviques juifs. Ils voulaient changer le monde. Même s’ils n’ont pas pu le changer, ils ont au moins essayé. Voilà le message qui ressort de leur action qui concernait l’humanité comme telle et non leur propre univers juif. Aujourd’hui, les jeunes juifs retournent à la religion. C’est leur droit, mais quel changement, n’est-ce pas, par rapport à leurs aïeux dont le monde était la maison ? La fin du cosmopolitisme n’est pas étrangère à ce retournement. L’univers juif en diaspora connaît aujourd’hui quelques limites, et ce depuis que l’émigration ne fait plus partie de sa condition ordinaire et qu’il expérimente, avec la naissance d’Israël, le nationalisme à distance. Certes, l’existence de ce pays est aussi liée à la condition juive et elle vient après le massacre de millions de Juifs. Rien n’autorise à la mettre en question. Toutefois, le nationalisme exclusif d’Israël et sa politique de type colonialiste à l’endroit des Palestiniens sont éminemment critiquables et ne servent certainement pas les Juifs en diaspora. Si je défends la création d’un Etat palestinien, à côté d’un Etat israélien, c’est aussi parce que le peuple juif auquel j’appartiens par ma naissance et par ma culture (une de mes cultures) est l’exemple même de cette errance qui caractérisa son histoire. Les Juifs sans Etat ont été la cible de l’antisémitisme, des pogroms, du nazisme et ont péri à cause de ces fléaux. Quand on est juif, on ne peut pas accepter que ce peuple exige en vain un Etat depuis des décennies. L’envoi de roquettes et le terrorisme contre les habitants d’Israël ne sont pas des méthodes qu’on peut approuver, mais les Palestiniens ont-ils d’autres moyens de se faire entendre, puisque la diplomatie a échoué dans le règlement de ce conflit ? Quelle perte pour le Moyen-Orient que ce conflit incessant, qui met le peuple israélien et le peuple palestinien en danger permanent ! Je hais le nationalisme, d’où qu’il vienne. Et je n’approuve pas non plus les excès du nationalisme palestinien. Mais sans doute faut-il passer par cette maladie infantile pour asseoir un jeune Etat. Ensuite, il s’agit d’en guérir…