ANALYSES

Quel avenir pour les relations franco-arabes ?

Tribune
6 décembre 2012
Entretien avec Henry Laurens, professeur au Collège de France, historien spécialiste du monde arabe
Pensez-vous que la classe politique française méconnaît l’histoire et les liens culturels et historiques qui unissent la France au monde arabe ? Votre ouvrage n’est-il pas aussi un moyen d’utiliser l’histoire afin de combattre des représentations erronées qui sont présentes dans la société actuelle ?
La classe politique est en soi un monde très varié, il y a des hommes politiques extrêmement cultivés ou qui ont en tout cas une vraie curiosité intellectuelle et d’autres qui sont assez bornés et qui fonctionnent par clichés. D’autre part, les hommes politiques privilégient souvent une approche personnelle de contacts humains et se désintéressent peut-être d’une profondeur historique et sociologique. Mais il y a un certain nombre de personnes dans la classe politique française qui ont un intérêt particulier pour le monde arabe, qui ont géré les dossiers. Quand il y avait des réunions franco-arabes au sens politico-culturel, une demi-douzaine d’hommes politiques, souvent les mêmes, étaient toujours présents.

Y a-t-il une explication qui justifierait le retard pris par la diplomatie française par rapport aux révoltes arabes ? Elles étaient certes très difficiles à prévoir, mais y a-t-il aussi un facteur aggravant dans le fonctionnement de la classe politique française vis-à-vis du monde arabe ?
Dans la diplomatie telle qu’elle est représentée par le ministère des Affaires étrangères, il y a des personnes extrêmement compétentes. En particulier, il y a tout un groupe de diplomates arabisants de très haut niveau, qui ont fait leurs carrières dans le monde arabe et ont donc une expérience de première main, et qui sont en général issus du Cadre d’Orient. Ils ont été aussi surpris que les autres, ou relativement surpris, mais en tout cas ils avaient tous les instruments intellectuels pour saisir les évolutions. À un autre niveau, Michèle Alliot-Marie n’était peut-être pas la personne la plus apte à saisir les transformations en cours, du fait même qu’elle avait peut-être trop de relations avec l’ancien régime tunisien. Mais Alain Juppé a tout de suite pris les choses en main et a fait une politique d’ouverture envers le printemps arabe. Et Laurent Fabius est dans la continuité absolue de M. Juppé, en tout cas dans ce domaine. Nous les spécialistes du monde arabe, ce que nous avons eu pour expérience c’est que des gens de l’ensemble du spectre politique – à l’exception du Front national, c’est-à-dire du Parti communiste à l’UMP – nous ont demandé des consultations à titres divers. Je suis allé parler devant les responsables du Parti communiste et devant ceux du Parti socialiste. Nous avons été reçus en délégation de cinq spécialistes du monde arabe par François Fillon et pour un déjeuner de travail par Alain Juppé. J’ai eu un déjeuner de travail avec des députés de l’UMP. Mes collègues et moi sommes aussi passés devant la commission sénatoriale des affaires étrangères pour une consultation officieuse. Le Ministère des affaires étrangères a aussi commandé des colloques sur l’ensemble du monde arabe. A la direction de la prospective du Ministère, qui possède un bon volet d’arabisants (ne serait-ce que son directeur actuel qui est d’origine libanaise), nous avons aussi travaillé sur les évolutions actuelles. Je crois honnêtement que quand les archives seront ouvertes – dans trente ans théoriquement – ce qu’on y trouvera ne sera pas déshonorant.

Depuis les années 1980, la France est confrontée à la problématique de l’intégration des immigrés arabes. Dans votre ouvrage, vous précisez que trois situations sociales doivent être distinguées. C’est particulièrement la troisième qui m’intéresse, avec la constitution de ghettos urbains dans lesquels on retrouve de dangereuses dérives vers la délinquance et le radicalisme religieux. Pensez-vous que la réussite ou l’échec de l’État français dans la gestion de cette problématique aura un impact sur la politique étrangère de la France vis-à-vis du monde arabe ?
C’est ce qu’on appelle de façon globale la politique de la ville. L’ancien gouvernement avait finalement injecté beaucoup d’argent dans cette politique et dans la rénovation urbaine. Il est évident qu’entre le 93 par exemple et le Maghreb il y a des relations de circulation assez intenses. Mais je crois surtout qu’il faut insister sur l’importance de la catégorie intermédiaire qui est beaucoup plus active, sur cette bourgeoisie d’origine arabe et musulmane qui prend son essor dans la société française actuelle et qui aura à gérer en particulier nos relations avec leur pays d’origine. Ces professions intermédiaires et ces cadres passent leurs vacances dans leurs pays d’origine, y transmettent des idées etc. Il est évident que les centaines de milliers de Français d’origine arabe qui ont des relations familiales avec l’Afrique du Nord et qui y passent leurs vacances, transfèrent à ces pays des mœurs, des valeurs, des idées, des comportements. Ils jouent un rôle important dans la consolidation de la francophonie dans ces régions-là.

Sur la quatrième de couverture de votre ouvrage, il est écrit que les liens de la France avec le monde arabe sont indestructibles, le pensez-vous vraiment ? Ce raisonnement n’est-il pas plutôt une prétention française, qui se heurte sur le terrain à une population jeune, qui ne voit plus la France comme un acteur majeur sur la scène internationale ?
L’histoire ne peut pas nier la géographie : le monde arabe est le voisin de l’Europe. De toute façon, l’Europe méditerranéenne et donc la France sont condamnées par la géographie à avoir des relations relativement intenses avec leur voisinage immédiat. Les positions générales de ces pays (France, Espagne, Italie, Grèce) se ressemblent beaucoup. L’Espagne a par exemple été un grand acteur du processus dit de Barcelone (le choix de cette ville étant tout à fait indicatif). Une fraction de la population française est originaire de cette région. J’ai tendance à dire en tout cas pour l’Afrique du Nord que ce ne sont pas des provinces perdues de la France mais des territoires émancipés avec lesquels nous avons des relations humaines tout à fait intenses.
Pour le reste, il n’y a probablement jamais eu autant de francophones dans cette région du monde, en pourcentage de la population totale. Au moment des indépendances, la majorité de cette population était analphabète. Maintenant elles sont alphabétisées, ou du moins les jeunes générations le sont. Certains disent qu’ils sont analphabètes en deux langues parce que les politiques d’arabisation et d’enseignement de masse ont posé un certain nombre de problèmes. Par ailleurs il y a eu une division au Maghreb entre les francophones et les arabophones dans les compétitions pour les postes de pouvoir. Aujourd’hui il y a un renforcement considérable de l’arabophonie du Maghreb. Les médias panarabes ont joué un très grand rôle durant le printemps arabe, Al Jazeera est par exemple écoutée en arabe dans l’ensemble de l’Afrique du Nord. Mais l’ancrage francophone reste tout à fait solide, ne serait-ce que tout simplement en raison du fait qu’ils communiquent avec leurs cousins installés en Europe et pas seulement en France. Le français devient une langue vernaculaire de communication familiale.
Mais c’est nous qui défendons mal la francophonie par une très grande complaisance en France même envers l’anglophonie dans les instances de recherche, de culture, etc. Nous sommes les premiers à blâmer dans ce domaine-là. Nous sommes inscrits dans une contradiction puisque d’un côté nous sommes tout à fait heureux de voir des jeunes gens de toutes les parties du monde apprendre notre langue et s’initier à notre culture mais nous avons du mal à admettre qu’après cette initiation à notre langue et à notre culture ils souhaitent s’installer chez nous.

Dans votre ouvrage, vous avez décrit l’approche des derniers présidents de la République vis-à-vis du monde arabe. Dans un contexte régional troublé, quels devraient être selon vous les axes principaux du nouveau président de la République ?
C’est difficile à déterminer. Je crois que pour l’instant il n’y a pas de rupture dans ce domaine avec la politique du président Nicolas Sarkozy, ou en tout cas celle qui a été exprimée par Alain Juppé. On ne voit pas de différence d’orientation dans les discours actuels, dans celui que Laurent Fabius a consacré aux relations franco-arabes, qui a été rédigé par les services du ministère des Affaires étrangères. Ils sont dans la totale continuité de ce qui se fait depuis l’arrivée d’Alain Juppé. Ce n’est pas parce qu’il y a eu un changement de gouvernement en France que la géographie et les contraintes changent. Le tournant essentiel a été pris quand M. Juppé est arrivé au Ministère. Nous avons une politique de soutien dans les affaires israélo-palestiniennes, même si nous ne sommes pas en première ligne car nous n’en avons pas les moyens. Il y aura une politique d’équilibre relatif entre Palestiniens et Israéliens, une ouverture sur le printemps arabe, une vigilance par rapport aux islamistes. De toute façon, cela n’ira pas très loin à cause des réductions budgétaires, le Ministère n’est pas sanctuarisé, loin de là, contre les réductions de crédits annoncées. En pratique, nos moyens d’action sur le terrain vont continuer à diminuer comme dans la période précédente. En effet, il y a eu des réductions de la projection française dans cette région du monde. Nous allons encore fermer des centres culturels, des centres de recherche, etc., tout en continuant à faire de la diplomatie.
Sur la même thématique