ANALYSES

L’islamisation : un mythe ?

Tribune
25 octobre 2012
Par Raphaël Liogier, professeur à l'IEP d’Aix-en-Provence, auteur de « Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective » (Ed. Seuil, octobre 2012)
Vous parlez de l’évocation dans certains cercles, y compris de gauche, d’un complot musulman visant à détruire l’Europe et sa civilisation. N’est-ce pas exagéré?

La théorie du complot peut être caricaturale, avec l’évocation d’une armée musulmane en ordre de marche. Par exemple, la forte concentration de populations musulmanes dans les cités périphériques urbaines ne serait pas subie mais permettrait une meilleure mobilisation quasi-militaire en vue d’occuper le territoire. On retrouve cette vision dans les milieux du nouveau populisme européen, représentés en France entre autres par le Front National. Ce n’est plus de l’extrême droite classique mais autre chose qui s’exprime dans le discours de Marine Le Pen se focalisant sur la lutte contre l’islamisation, parfois en contradiction avec les thèmes historiques de son parti : promotion du féminisme, défense de l’homosexualité, lutte contre la souffrance des animaux (à cause de l’abattage halal), revalorisation du « juif », etc. Ce nouveau populisme est beaucoup plus rassembleur et séduit aussi des anciens électeurs de gauche. Le centre de gravité de l’échiquier politique européen dans son ensemble est ainsi bouleversé par la force d’attraction de l’anti-islamisation. Des versions plus subtiles mettent l’accent sur la dilution de « notre civilisation » (à travers les problèmes à l’école, la violence des quartiers, la perte de valeurs en général) dont l’islamisation serait la manifestation symptomatique essentielle. Même un éminent membre du SPD allemand comme Thilo Sarrazin, parti social-démocrate, adhère sans complexe à cette version de l’invasion musulmane. Mais le plus préoccupant est la normalisation de ce sentiment dans l’ensemble de la population. Un sondage Ifop de 2011 montre que 76% des Français trouvent que l’islam progresse trop. Un autre sondage de 2012 montre que plus de 70% des européens en moyenne trouvent que les musulmans sont mal intégrés, mais surtout plus de 60% des Européens en moyenne se disent persuadés que les musulmans le font « exprès ». Cette suspicion à l’égard du Musulman infuse aujourd’hui les sentiments populaires.

Sur bien des points vous décrivez une réalité aux antipodes des perceptions communes, comment l’expliquer?

Le mythe repose sur deux piliers. D’abord sur l’idée d’un déferlement quantitatif. On compte le nombre de mosquées, de minarets, de musulmans, de femmes voilées, etc. Et il y en a toujours trop, même lorsqu’il n’y a que quatre minarets comme en Suisse où il est maintenant interdit d’en construire d’autres. On avance surtout des chiffres sur l’immigration vers l’Europe qui serait majoritairement musulmane, sur la natalité qui serait plus galopante chez les musulmans, sur les conversions qui seraient massives. Une partie de mon livre a consisté le plus rigoureusement possible à analyser ces chiffres. Force est de constater qu’au pire ils sont faux, et qu’au mieux ils sont mésinterprétés. Le deuxième volet du mythe est l’idée d’une intention musulmane de conquête. L’analyse montre aussi que cette idée ne correspond pas aux réalités très contrastées de l’islam. J’ai essayé de comprendre dès lors les causes de cet aveuglement ou du moins de cette sélection des informations. Cela marche un peu comme pour un hypocondriaque qui s’autoanalyse, qui consulte de multiples dictionnaires médicaux, et réussit à se convaincre qu’il est atteint d’un cancer généralisé. Il interprète le moindre signe dans le sens de sa maladie imaginaire. Autrement dit, il cherche partout les « faits révélateurs » d’un désastre incommensurable, d’une intention maligne. Or, effectivement, il y a du terrorisme se revendiquant de l’islam, de la violence dans les quartiers périphériques où vivent de nombreux musulmans, une résurgence de ferveur religieuse dans la jeunesse (d’où la mode du halal jusqu’aux hamburgers), une nouvelle visibilité musulmane, parfois surprenante. Mais tous ces phénomènes, qui ont des causes propres très différentes, seront mis sur le même plan pour conclure à une occupation musulmane tous azimuts.
Dans la réalité, nous avons des populations musulmanes en pleine transition culturelle, ce qui provoque parfois effectivement des réactions fondamentalistes, mais ce qui se traduit aussi et de façon beaucoup plus massive par le développement d’une nouvelle culture, par exemple un féminisme musulman (y compris chez certaines jeunes femmes qui choisissent de porter le voile), ou encore des mouvements sociaux comme HM2F (homosexuels musulmans de France). Cette dynamique culturelle avec son impressionnante diversité passe totalement inaperçue à cause du mythe de l’islamisation. Mais pourquoi cet aveuglement ? Je soutiens l’hypothèse que les Européens, pour parler très grossièrement, ne réussissent plus à se faire une place conforme à leurs ambitions dans le monde actuel. Il faut réaliser que l’Europe est littéralement devenue le monde depuis le XVIIIème siècle, au point que ce que l’on appelle la musique classique à Berlin comme à Pékin, c’est la même musique européenne. Le phénomène est unique dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, les Européens ne sont pas seulement touchés par la crise économique, ils ne sont pas seulement amputés de leur suprématie militaire (c’est le cas depuis 14-18), mais ils sont aussi, depuis les années 2000, en particulier depuis 2003 (le premier conflit irakien), privés de leur suprématie morale. Et ils n’acceptent pas de ne plus être la conscience morale de l’humanité. Ils n’acceptent pas que les Américains interviennent militairement sans leur demander vraiment leur avis, que la première puissance mondiale s’intéresse plus à la Chine, à l’Inde, au Brésil, qu’aux petites nations européennes. Les Européens sont en crise d’identité. La seule solution serait de se fédérer, mais ils n’y réussissent pas. Ils ne savent plus ce qu’ils sont, ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir, mais par compensation ils croient savoir ce qu’ils ne sont pas : musulmans. Le Musulman est ainsi devenu, pour ainsi dire, l’antivaleur européenne, l’image simple et claire en négatif des identités européennes de plus en plus floues !

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’être un « idiot utile » de l’islamisme?

La vraie question, je crois, est de savoir si je suis l’idiot utile du terrorisme et des groupes extrémistes islamistes opposés aux droits de l’homme ? Il n’y a aucune naïveté de ma part. A mon sens, c’est par la connaissance la plus précise possible des faits que l’on combat efficacement l’intolérance d’où qu’elle vienne. En sens inverse, c’est en mettant tout le monde dans le même sac que l’on favorise la confusion et l’extrémisme. Nous sommes aujourd’hui dans une situation si tendue par l’obsession de l’islamisation, que l’espace public est devenu un théâtre tragique avec des acteurs qui peuvent prendre leur rôle plus ou moins au sérieux en fonction de l’intensité de leur sentiment de frustration : il y a le héros défenseur de l’Occident attaqué, le peuple trompé sur la vérité de l’islamisation, le traître multiculturaliste (le fameux « idiot utile ») et enfin le Musulman, potentiellement jihadiste, menace permanente (que l’on appelle aujourd’hui le « salafiste »). On essaie toujours de réinterpréter même des événements exclusivement politiques comme l’attentat meurtrier de Beyrouth qui visait pourtant un musulman (le chef des services secrets libanais) comme un effet de l’islamisation ainsi que j’ai pu le lire sur les forums de site de grands journaux ! C’est cette théâtralisation paranoïaque qui est au service du terrorisme. Il y a des risques de passage à l’acte violent à cause de cette mise en scène de l’islamisation, aussi bien du côté du héros défenseur de l’Occident qui peut s’incarner dans Anders Breivik, que du côté du jihadiste qui peut s’incarner dans Mohamed Merah. Ces personnages frustrés sont les deux faces extrêmes de la même pièce de théâtre ! L’image répulsive du jihadiste pour les uns peut être attractive pour les autres, de même le héros défenseur de l’Occident peut être joué légèrement par un journaliste ou lourdement par un déséquilibré qui passe à l’acte…
Regardez, encore récemment, d’un côté nous avons eu des groupes islamistes préparant en amateurs un attentat, dont certains ne sont même pas « d’origine musulmane » (comme on dit) mais qui prennent spontanément l’habit du musulman pour jouer le rôle du martyr, et de l’autre côté nous avons un nouveau groupe nommé « Génération identitaire » qui prend d’assaut une Mosquée de Poitiers (ville emblématique s’il en est) aux cris de « Reconquista ». Ce sont les lanceurs d’alerte, les populistes, tous ceux qui participent à alimenter cette mise en scène maladive qui sont les vrais idiots utiles de l’islamisme terroriste et antihumaniste. Ceux qui font gonfler la rumeur de l’islamisation potentialisent la violence parce qu’ils excitent les frustrations des uns (le « peuple trompé » qui peut trouver dans ses rangs un « héros » de la reconquête) et des autres (l’éventuel salafiste frustré qui peut vouloir devenir un martyr).