ANALYSES

Internet et l’idée de gouvernance

Tribune
23 mai 2012
Par Maxime Pinard, chercheur à l’IRIS
Cette force numérique est telle qu’elle a des conséquences potentiellement majeures quant au jeu d’influences Etat / entreprises. Facebook, le premier réseau social, compte plus de 750 millions d’utilisateurs, soit autant que la population de tout le continent européen, ou deux fois celle des Etats-Unis. Cette société a ainsi la capacité de toucher un nombre impressionnant de personnes, et ce d’autant plus efficacement que ses utilisateurs partagent des informations souvent personnelles. Bien que ce choix soit fait consciemment, l’utilisateur privilégiant la gratuité du service aux conséquences néfastes plausibles sur le long terme, il s’agit clairement d’une menace pour le respect de certains droits.
Des Etats se sont émus de cette situation, l’Europe a même diligenté plusieurs enquêtes pour mieux comprendre la mécanique de ce mastodonte du web. D’autres sociétés de ce secteur qui connait toujours une croissance soutenue font l’objet d’une surveillance accrue, sans que le rapport de force Etat / entreprises évolue. Il est vrai que ces entreprises sont génératrices d’emplois et que leur poids économique et financier leur assure une relative tranquillité.
L’incapacité de Etats à contrebalancer l’influence de ces entreprises tient par ailleurs à la faculté impressionnante de ces dernières à profiter au mieux des contradictions juridiques des Etats. Dans une perspective parallèle, il n’est guère surprenant de constater que les groupes mafieux qui sévissent sur Internet hébergent souvent leurs systèmes informatiques dans des Etats où la législation concernant le cyberespace est pour le moins floue, voire leur est favorable. Ces « zones de brouillard » sont autant de foyers de cybercriminalité, difficiles à neutraliser tant les appareils législatifs demeurent pensés au niveau national avec une trop faible dimension coopérative.
Internet évolue à une telle vitesse qu’il est compliqué pour les Etats d’anticiper véritablement ses métamorphoses. Entre progrès manifestes avec l’accès facilité à des savoirs par exemple et dérives en pleine croissance avec une utilisation frauduleuse du web (piratage, cybercriminalité…), les Etats se doivent d’agir, et ce d’autant plus que le Printemps arabe a montré qu’Internet pouvait être un outil utile dans le cadre de l’action politique et qu’il pouvait être le relais d’une entreprise diplomatique.
Toutefois, la marge de manœuvre des Etats est relativement restreinte, le besoin de sécurisation se heurtant rapidement à l’impératif de liberté sur Internet. Plusieurs projets de loi américains (SOPA, PIPA…) ont ainsi été retoqués car jugés liberticides. De nouveaux projets de loi sont à attendre mais tant que l’on restera dans un cadre purement national, le succès ne sera pas au rendez-vous. La tâche est d’autant plus ardue qu’Internet ne repose pas, aux niveaux structurels et technologiques, sur un principe d’égalité. Ainsi, l’ICANN, association en charge des protocoles IP mais également des serveurs racines d’Internet, dépend du droit californien alors que son champ d’action est international. Plusieurs actions ont été conduites pour « internationaliser » davantage cet organisme, sans succès, des Etats comme les Etats-Unis s’opposant à toute forme de gouvernance internationale, prétextant que certains régimes politiques non-démocratiques pourraient menacer l’intégrité d’Internet.
L’argumentaire est faible car l’intégrité est déjà mise en danger par des Etats comme l’Iran, la Chine ou la Corée du Nord qui ont façonné un Internet national pour empêcher une utilisation libre d’Internet. L’inertie des Etats est inversement proportionnelle à l’action des entreprises et des groupes de cybermilitants qui, par des biais différents, cherchent à maintenir l’intégrité d’Internet. Il ne s’agit toutefois que de solutions à court terme, les actions massives des cyberactivistes ne pouvant être une constante du cyberespace, même si leurs revendications sont légitimes.
Internet ne doit pas devenir un espace d’anarchie, où l’absence de règles internationales prévaudrait. Bien que cette proposition implique de nombreux problèmes difficiles à résoudre, on peut souhaiter la création d’une Organisation mondiale de l’Internet, où les Etats seraient contraints de négocier, délaissant en partie leurs intérêts nationaux afin de préserver l’idéal de liberté et de partage qu’est censé véhiculer Internet.

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