ANALYSES

Alternance en France et impatiences émergentes en Amérique latine

Tribune
18 mai 2012
Le tout sur un fond de lignes tendues tous azimuts, en direction de ceux qui ont une dent à l’égard des « vieux pays », l’Europe, et des Etats-Unis. Entre Latino-américains et Caribéens, les 2 et 3 décembre 2011, 33 pays ont confirmé un projet commun, celui de la Communauté des Etats latino-américains et caribéens ou CELAC. La déclaration proclame la « nécessité de développer les coopérations sud-sud » (point 27). La Chine par la voix du président Hu Jintao a immédiatement envoyé un télégramme de félicitations rédigé en ces termes : « La partie chinoise a toujours considéré le lien entre la Chine et l’Amérique latine et la Caraïbe dans une perspective stratégique. Elle est disposée à renforcer le dialogue, les échanges et la collaboration avec la CELAC ». La fin d’année 2012 devrait rappeler aux Européens et aux Etats-uniens le nouveau périmètre des ambitions latino et sud-américaines. A Lima (Pérou), puis à Malabo (Guinée Equatoriale), l’entente cordiale des Amériques du sud avec la Ligue arabe, et l’Afrique noire devrait être réactivée. Dans quel esprit ? Le ministre brésilien des relations extérieures, s’adressant à l’Afrique, a résumé ainsi un sentiment collectif : « Il n’y a aucune raison de copier ce qui vient d’Europe ».

Toutes choses qui auraient mérité, vu du prétendu « vieux continent », un regard plus attentif. Jusqu’ici en effet les émergents restent une sorte de mode, lancée par les gourous de la Banque nord-américaine Goldman-Sachs, cultivée dans les écoles de commerce, les bourses de valeurs, les agences de notation occidentales, mais aussi les partis politiques et les gouvernements. Le Brésil, le Chili, le Mexique et la Colombie occupent pour l’Amérique latine la case des émergents où il fait, il ferait bon, investir. Les colloques entrepreneuriaux, les séminaires gouvernementaux, les articles, les ouvrages savants versent consciencieusement et de façon répétitive une louche d’intérêt intellectuel qui accompagne banques et investisseurs de l’OCDE. Tourisme et années culturelles, expositions et musées précolombiens, ajoutent un zeste populaire et tendance à cette émergence made in OCDE . Problème, émergence ou pas, les donneurs d’ordre restent dans cette optique les mêmes. Les règles du jeu demeurent fixées et éventuellement sont modifiées par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU sur toutes les questions affectant la paix. Elles sont élargies au Japon, à l’Allemagne, avec quelques strapontins selon les circonstances, à l’Arabie saoudite, au Canada, à l’Espagne et à l’Italie, pour les questions économiques, commerciales et financières. L’émergence dans tout cela est à sens unique, lieu nouvellement ouvert aux ébats entrepreneuriaux, diplomatiques et militaires des conquistadores du XXIème siècle, venus de la City, de Wall street, de feu le Palais Brongniart, du Bilbao Viszcaya et du Santander (les banques).

Patatras, ne voilà-t-il pas qu’à l’occasion d’un renversement imprévu de conjoncture économique, les pays-sujets émergents les mieux dotés, ont pris conscience de l’évolution du monde. Ils exigent la mise en place de flux alternatifs sud-nord, parallèles aux traditionnels nord-sud. On peut chipoter sur la qualité de la croissance latino-américaine, sur son caractère plus ou moins pérenne, mais les faits sont têtus. Au jour d’aujourd’hui, alors que les Européens au mieux stagnent, l’Amérique latine, poursuit son cycle décennal de croissance quasiment continue. Elle a réduit ses dépendances. Et de plus en plus elle joue des coudes pour se faire une place à la table royale. Maillon le plus faible, l’Europe, a commencé à solder une facture qui pourrait s’alourdir au fil des mois. Les émergents entendent capitaliser leurs moyens tout neufs pour faire bouger les lignes de décision. Dans l’économie comme dans la diplomatie. Le Mexicain Pemex a tenté de s’imposer dans le capital de l’Espagnol Repsol. América Mobil, du magnat mexicain Carlos Slim tente d’entrer dans le capital du hollandais KPN. Et partout, de l’ONU à l’OMC, en passant par le FMI et l’OEA, les gouvernements s’impatientent et demandent une chaise, à chaque renouvellement des instances des directoires.

Les circonstances leur sont qui plus est idéologiquement propices. Leurs actions affirmatives ne peuvent plus être taxées, comme antan, pendant la guerre froide, de communistes et de rouge. L’Est n’est plus. Et manque de chance, si Cuba, est bien communiste, Cuba n’a rien d’un émergent, ou d’un tigre, selon la formule utilisée dans la presse « spécialisée », du XXIème siècle, menaçant couteau entre les dents la paix et la prospérité des Etats-Unis d’Amérique du nord. Plus préoccupant les Européens n’ont pas encore pris la mesure des changements en cours. Déjà en 2003 le Brésil avait plombé les mécanismes de décision à l’OMC, laissant les responsables communautaires et européens jusqu’au bout sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, sonnés par l’échec. Le président français, élu en 2007, Nicolas Sarkozy, quatre ans plus tard, reprenait une partition impériale qui pourtant ne fonctionne plus. Il sortait les Africains de l’histoire à Dakar, un jour de juillet 2007. Il a ignoré le sommet Europe/Amérique latine de Lima en 2008. Et en mars 2009, il persévérait en tirant devant le Sénat aztèque, les oreilles des Mexicains coupables de lèse majesté européenne. Quelques mois plus tard, ses homologues espagnols prétendaient filtrer l’entrée des Brésiliens sur leur territoire, au nom d’une interprétation locale des accords de Schengen. Tout en revendiquant l’accès sans entraves en terres brésiliennes de leurs ressortissants.

Ces politiques et attitudes européennes, au mieux paternalistes, ne fonctionnent plus. Les lignes de force évoluent. Faute d’ajustement, leur jeu provoque des fractures diplomatiques, dommageables aux perdants. Mais ceux-ci, les gagnants, et ceux là, les perdants, sont-ils aujourd’hui les mêmes qu’il y a un siècle, cinquante ans ou même quinze ans ? En aisance économique, commerciale et financière prolongée, les Latino-américains, au-delà de leurs particularités, ont tous bien enregistrés le dévissage européen. Il n’est pas sûr que les Européens, voire les Etats-Unis aient bien mesuré les mouvements de tectonique géopolitique qui travaille le sol de leurs certitudes diplomatiques.
La France, riche d’un savoir-faire diplomatique porteur de compromis, pas trop écorné et donc mobilisable, dispose encore d‘atouts pour négocier des ententes intercontinentales. Elle vient de changer de cap électoral. Il lui reste à démontrer qu’elle garde encore le sens des horizons globaux, et qu’au-delà de la valse des places aux sommets de l’Etat, un autre langage peut être tenu aux émergents, en particulier à ceux d’Amérique latine.