ANALYSES

La centrale russo-turque d’Akkuyu, précurseur d’une nouvelle forme de financement et de gestion du nucléaire civil ?

Tribune
6 avril 2012
Par Lucie Nicolet et Angélique Palle, étudiantes à IRIS Sup’
Les conséquences de l’accident de Fukushima sur la perception du nucléaire sont à relativiser. Si en Europe on remet en question ce type d’énergie ; dans le monde, 66 réacteurs sont actuellement en construction et 163 supplémentaires sont déjà commandés ou en appel d’offre (contre 62 constructions et 156 commandes ou appels d’offres un mois avant l’accident, en février 2011). Certains pays européens ont décidé de renoncer au nucléaire, mais dans les pays à forte croissance la tendance est inverse. La perspective du doublement de la demande d’électricité d’ici 2035 profite largement au nucléaire. Ce dernier possède également l’avantage d’être une énergie « propre » en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre. Selon Kirill Komarov, le directeur exécutif de la firme russe Rosatom : « L’accident n’a pas entamé notre confiance dans le développement de l’industrie nucléaire. De toute manière, il n’existe pas d’alternative. »

La Russie compte largement sur sa rente pétrolière et gazière, qui représente aujourd’hui deux tiers de ses exportations. La chute du cours des matières premières entraînée par la crise de 2008 a fait prendre conscience du développement instable encouru par une spécialisation unique dans les matières fossiles. Lors de la campagne présidentielle de 2012, Vladimir Poutine a promis de soutenir la croissance du pays, malgré le contexte difficile, et pour cela il a pour la première fois souligné le besoin de diversifier l’économie russe. La Commission pour la modernisation de l’économie russe, créée par Dmitri Medvedev, porte au rang des objectifs principaux du pays le développement de l’industrie nucléaire. A terme, les Russes ambitionnent de devenir le leader du secteur avec plus d’un quart du marché mondial. A l’heure actuelle la Russie est à l’origine de la construction de 14% du parc mondial existant, contre 26% pour Areva. La France et la Russie sont concurrentes sur le marché, mais partagent des intérêts communs et sont donc partenaires, à l’instar de la coopération sous la forme d’une société mixte d’Alstom et Atomenergomash. Les centrales russes achetant pour la construction de chaque tranche qu’elles produisent, des turbines « Arabelle » d’Alstom, ainsi que les contrôle-commandes d’Areva, valorisant au passage les actifs français. Ces relations sont vouées à se pérenniser et à se resserrer, comme le démontre la signature récente d’une déclaration gouvernementale franco-russe de coopération dans le secteur électronucléaire.

Ce contrat BOO russo-turc s’inscrit dans le cadre de bonnes relations entre les deux Etats. Depuis quelques années, des convergences sont apparues concernant notamment la position adoptée vis-à-vis de l’Irak et l’Iran, où Russie et Turquie ont des intérêts économiques et de voisinage. Ces convergences ont été renforcées par la prise d’indépendance manifestée par le gouvernement turc vis-à-vis des Etats-Unis, avec notamment le refus en 2003 de laisser pénétrer sur leur territoire les troupes américaines à destination de l’Irak. La politique de l’Union européenne a occasionné de nombreuses déceptions pour la Turquie, entraînant pour celle-ci la nécessité de rechercher de nouveaux partenaires stratégiques.

Rosatom offre la possibilité à la Turquie de se procurer une centrale de quatre réacteurs de troisième génération VVER 1200 MW d’un montant estimé à 20 millions de dollars. C’est un contrat totalement inédit car si traditionnellement, les sociétés nucléaires peuvent proposer des aides financières, ou des crédits, faire du leasing de combustible (comprenant la vente de l’uranium enrichi, et la reprise du combustible usé), offrir la formation, le personnel, ou encore pour certains marchés réaliser des ventes à travers l’Etat pour offrir plus de garanties, jamais un contrat n’est allé aussi loin dans ses engagements.

La Russie assurera le fonctionnement et l’approvisionnement de la centrale en combustible durant toute sa durée de vie et se chargera également du recyclage des déchets et du démantèlement. C’est une offre commerciale très attractive, de nature à convaincre les derniers sceptiques de doter leur pays de centrales.

La Turquie s’engage en échange à racheter au moins 50% de l’électricité de la centrale(1) au prix de 0,1235 dollar par kWh et ce durant 15 ans, le reste pouvant être vendu au prix du marché ou même exporté en Europe ainsi qu’au Proche et Moyen-Orient. Le prix est avantageux car l’électricité sur le marché turc en 2011 variait selon les conditions de 3 à 11.7 centimes de dollar par kWh(2).

Moscou restera l’actionnaire principal pendant toute la durée de vie de la centrale, mais offre la possibilité à des investisseurs turcs ou étrangers de monter au capital jusqu’à 49%.
Rosatom offre également la formation de 300 étudiants turcs au sein de l’Université nationale de recherche nucléaire russe (MEPHI), avec des cours de russe obligatoires.
La responsabilité des Turcs ne porte que sur la fourniture du site, la connexion aux réseaux électriques, la construction civile et la protection physique du site. Toutes les autres opérations seront sous la responsabilité de Rosatom et assurées par elle.

L’opportunité économique est ici à double sens. Pour la Turquie c’est la possibilité de se doter d’une centrale sans disposer de la compétence technique et des moyens humains indispensables à son fonctionnement ainsi qu’à sa maintenance (très coûteux et longs à développer), et sans avoir à trouver les financements. Cela permettra de soutenir la forte croissance très énergivore de la Turquie. L’entreprise turque de distribution d’électricité estime en effet que la demande en électricité du pays devrait croître d’environ 6% par an entre 2009 et 2023. Pour le pays fournisseur du contrat BOO cela permet d’envisager un créneau potentiel supérieur de développement industriel et d’augmenter le nombre de contrats et d’opportunités d’investissement en développant de nouveaux marchés. L’investissement fédéral de la Russie dans la centrale d’Akkuyu illustre ici le début de diversification de l’économie russe dans de nouveaux secteurs stratégiques porteurs de croissance.

Cette opportunité n’a pas un impact uniquement économique mais touche aussi le domaine de la géopolitique. L’existence sur le territoire turc d’une centrale nucléaire possédée par une entreprise d’Etat étrangère, qui assure le fonctionnement, la maintenance et la sécurité des installations est un enjeu de souveraineté fort. Cela implique confiance et coordination entre les deux partenaires. Les deux pays s’engagent en effet jusqu’au démantèlement de la centrale prévu au-delà de 2080. Ce contrat à long terme devra indubitablement entraîner un lien stable entre les deux pays. Ils sont convenus d’une responsabilité partagée en matière d’acceptation du projet par le public et de réglementation sécuritaire, question dont le projet semble très soucieux. Le but est « d’intégrer la Turquie dans la communauté atomique en accord avec l’ensemble du cadre de régulation international pour garantir une utilisation sure de l’énergie nucléaire . »(3) L’accent mis sur les questions de sécurité vise également à rassurer une partie des voisins, notamment européens, de la Turquie qui s’inquiètent de la proximité d’une zone sismique et du caractère côtier de la centrale, dont les déchets devraient être évacués par bateau pour être retraités en Russie. Enfin, le volant éducatif du partenariat implique le développement potentiel d’un soft power russe à la fois dans la province de Mersin, où se situe la centrale et qui constitue un port important pour la Turquie sur la Méditerranée, et sur une filière nucléaire turque dont 300 des futurs techniciens seront formés en Russie et en russe par des programmes Rosatom.

Cette nouvelle forme de contrat, si elle se généralise, est porteuse de grandes opportunités de développement pour la filière du nucléaire civil. Elle le rend en effet accessible à des pays où la demande en électricité est forte mais qui ne disposent ni de l’expertise technique pour la construction de centrales, ni des cadres et des formations nécessaires pour en assurer le fonctionnement, ni des fonds pour le financement de ces constructions. De telles conditions sont intéressantes pour des pays devant soutenir énergétiquement une forte croissance comme les grands émergents. La contrepartie porte sur des aspects de souveraineté et de garantie de sécurité, le contrat BOO implique pour un Etat d’accepter qu’une installation stratégique nécessitant un très haut niveau de sécurité soit contrôlée sur son territoire par une firme étrangère. Cela nécessite transparence et confiance mais aussi une gestion concertée en cas de crise. Les marchés que pourraient ouvrir les BOO sont potentiellement importants et rentables pour les entreprises mais nécessitent une forte prise de responsabilités dans un secteur très concurrentiel. Rosatom entend relever le défi : « Le marché sur lequel nous comptons intervenir d’ici à 2030, en tant qu’investisseur ou que constructeur, pourrait atteindre les 300 milliards de dollars. Nous comptons construire 28 centrales en Russie et une quarantaine d’autres à l’étranger »(4).


(1) State Atomic energy corporation « Rosatom » AIEA General Conference, September 21, 2011
(2) Turkish Electricity Distribution Company (TEDAS), au 1er avril 2011
(3) State Atomic energy corporation « Rosatom » IAEA General Conference, September 21, 2011
(4) Kirill Komarov, directeur général adjoint, Rosatom


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