ANALYSES

Rémanence de deux obsessions françaises : l’Allemagne et le déclin

Tribune
8 décembre 2011
C’est en grande partie pour mieux affronter ces deux soucis dominants que fut défini le « grand dessein » du général de Gaulle, cet « artiste de la politique » pour reprendre le titre d’un autre livre d’Inge et Stanley Hoffmann ; et que fut plus tard pensée l’intégration européenne, à travers laquelle les stratèges français espéraient encadrer ou « européaniser » l’Allemagne, tout en conservant autant que possible la marge de manœuvre française.

Ce sont également ces deux obsessions qui expliquent la grande et paradoxale continuité de la diplomatie française, nonobstant les inflexions que peuvent naturellement apporter les présidents successifs. La continuité n’a toutefois pas réussi, selon Hoffmann, à atteindre les principaux objectifs et à empêcher la présence globale de la France de s’estomper progressivement dans la période post-gaullienne.

Cela est certes dû à une conjonction de facteurs très disparates, mais il n’est pas interdit de penser que ces deux préoccupations françaises parfaitement légitimes (parvenir à une relation harmonieuse avec l’Allemagne, éviter le déclin) peuvent elles-mêmes devenir un obstacle à la réalisation des intérêts stratégiques de la France, tant ces deux thématiques tétanisent les classes dirigeantes et empêchent la France de se montrer plus inventive, de repenser sa diplomatie et sa politique économique dans un monde qui change.

Certains propos entendus ces deux dernières semaines sont venus montrer jusqu’à quel point l’obsession du déclin et l’obsession de l’Allemagne continuaient à être au cœur des débats français.

La phrase clé du discours qu’a tenu le président de la République à Toulon était celle où il soulignait qu’« Aujourd’hui, la peur est revenue. (…) Cette peur porte un nom : c’est la peur pour la France de perdre la maîtrise de son destin ».

En une phrase, on retrouvait deux intonations, celle, gaullienne, sur l’impérieuse nécessité pour la France de « tenir son rang » (l’actuelle politique extérieure de la France est-elle la plus propice pour respecter l’injonction gaullienne ?) et celle de Roger Gicquel, le présentateur du journal télévisé qui avait marqué l’histoire de l’audiovisuel en ouvrant son 20h par la célèbre formule «la France a peur » suite à l’enlèvement, en février 1976, d’un enfant par Patrick Henry, lequel sera plus tard sauvé de la peine capitale par Robert Badinter. Gicquel avait dans la foulée, on l’oublie trop souvent, incité les téléspectateurs à ne point céder à la peur, toujours mauvaise conseillère.

Le thème de la France qui a peur de tomber avait déjà été au cœur de la campagne présidentielle de 2007. Et l’histoire retiendra probablement que l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 doit beaucoup à quelques ouvrages qui avaient ancré dans les esprits l’idée que le modèle social français devait être remisé au placard, et que seule une « rupture » pourrait enrayer le déclin. Les auteurs de ces ouvrages, qui furent baptisés « déclinologues » par la presse, avaient souvent en commun une certaine fascination pour le modèle allemand, ce qui montre encore une fois que les deux obsessions vont souvent de pair.

Quoi qu’il en soit, leurs idées étaient devenues hégémoniques, au sens gramscien de l’expression. Mais suite à la crise économique de 2008, il est apparu que la France, grâce son système social qui a servi d’amortisseur, avait relativement mieux résisté que ses voisins, ce qui fut d’ailleurs reconnu en mai 2009 par l’hebdomadaire The Economist . Après avoir chanté le refrain du déclinisme français, le journal de référence en venait à inciter les autres pays européens à s’inspirer eux-mêmes du modèle français.

La fascination française pour les politiques économiques allemandes était déjà clairement présente au début des années 1990 avec la politique dite de « désinflation compétitive » et de modération salariale du gouvernement de Bérégovoy, dont la France n’est jamais véritablement sortie. Mais en dehors de cette volonté d’émulation d’un certain rigorisme monétaire, l’obsession de l’Allemagne semblait avoir disparu de l’inconscient collectif français.

Il y eut bien un dérapage lors d’un discours de campagne dans lequel le candidat Nicolas Sarkozy avait affirmé que « la France n’a pas à rougir de son histoire. Elle n’a pas commis de génocide. Elle n’a pas inventé la solution finale », ce qui avait pour effet de renvoyer les Allemands aux pages les plus noires de leur histoire, alors même qu’ils avaient effectué un remarquable travail de mémoire.

A l’exception de Daniel Schneidermann, peu de gens avaient relevé et personne n’avait crié à la « germanophobie » comme ce fut le cas lorsqu’Arnaud Montebourg fit une comparaison entre la politique d’Angela Merkel et celle de Bismarck. A sa décharge, il ne fut pas le premier à faire un tel parallèle, qui fut établi par Yves Thréard éditorialiste du Figaro en 2010, puis plus récemment par Eric Zemmour et surtout par nul autre que Sigmar Gabriel, président du SPD allemand. La référence est peut-être maladroite mais, sauf à faire dans le politiquement correct le plus zélé, elle ne franchit guère la ligne rouge et peut se percevoir de différentes façons, voir même dans l’esprit de Zemmour, comme un hommage à Merkel.

Plus problématiques sont les propos d’autres responsables socialistes évoquant Edouard Daladier ou les accords de Munich. En politique internationale, on a pris l’habitude depuis quelques années de mettre Munich à toutes les sauces, et les va-t-en-guerre sans frontières n’ont jamais hésité, depuis les années Bush, à traiter de munichois tous ceux qui ne partageaient pas leurs velléités bellicistes. Paul Valéry ne disait-il pas qu’il n’y avait rien de pire que les prétendues « leçons de l’histoire », lorsqu’elle est mal comprise ou mal interprétée ?

Le temps est venu pour la France de se libérer de ces deux hantises. Avoir une relation solide et stable avec l’Allemagne est fondamental, mais pourquoi développer des fixettes sur le « modèle allemand » et vouloir singer la moindre réforme allemande, alors même que les différences entre les deux pays demeurent manifestes, pour ce qui est des structures familiales, du tissu industriel, des modalités d’application du capitalisme et de tant d’autres sujets ?

Quant au sempiternel débat sur un supposé déclin français, il semble pour le moins décalé lorsqu’analysé loin du cadre franco-français. La France joue sur la scène internationale un rôle sans commune mesure avec son poids démographique (1% de la population mondiale). Ses atouts sont nombreux : elle demeure la première destination touristique du monde, sa démographie est solide, avec le taux de fécondité le plus élevé d’Europe, son soft power et son capital de sympathie à travers la planète demeurent importants, son système de santé est considéré par l’OMS comme étant le plus performant du monde, son attractivité est reconnue par les investisseurs étrangers, ses grandes entreprises réussissent sur les marchés internationaux…

Certes, les problèmes ne manquent pas, le chômage structurel, l’endettement, la fragilisation des classes moyennes, la faiblesse des PME à l’international, l’exposition des banques à la dette grecque, la dislocation du lien social et bien d’autres… Mais est-ce en cédant aux sirènes du populisme et du repli identitaire, est-ce en étant tétanisés par la peur de l’Allemagne et la hantise du déclin que l’on construira l’avenir ?

(1) Stanley Hoffmann, « France, Two Obsessions for one Century », in Robert Pastor (ed.), A Century’s Journey: How the Great Powers Shape the World, Basic Books, New York, 1999. Une version française de cet article est parue en deux parties dans les numéros 105 et 106 (printemps et été) de la revue Commentaire, en 2004.
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