ANALYSES

L’Union européenne se trompe-t-elle de crise ?

Tribune
5 décembre 2011
Faut-il faire plier les États face aux marchés ?

Sur le plan économique, la multiplication des plans et mesures dits d’austérité ou de rigueur destinés à « rassurer les marchés » qui n’en demandent pas tant, est déjà en train de précipiter une partie des économies européennes dans la récession. Sous couvert de se montrer responsables et dignes de confiance, les gouvernements européens sapent les conditions même d’une sortie de crise. Non viable d’un point de vue strictement économique, cette approche est aussi et peut-être surtout condamnable d’un point de vue politique et social. Prendre comme variable d’ajustement les politiques de redistribution, de protection et les marges de manœuvres économiques et financières de la puissance publique, c’est agir comme si les phases successives de crise depuis 2008 étaient imputables à une trop grande protection des citoyens dans la mondialisation, à une emprise surdimensionnée des États sur le fonctionnement des systèmes économiques et financiers nationaux, européens et mondiaux. Or, c’est justement l’extrême volatilité et irresponsabilité des marchés financiers, l’incapacité des États à les contrôler et à les fiscaliser, et les limites des marges de manœuvres des États pour lutter contre les conséquences économiques et sociales de ces marchés qui ont été mis à jour depuis trois ans. En pliant dans l’urgence et sans réflexion aux demandes présupposées des « marchés », les États les renforcent, après avoir fait la démonstration en 2008 qu’ils viendraient à leur secours en dernier recours quelles que soient leur irrationalité et leur volatilité. Cela sans pour autant assurer la viabilité de leurs comptes publics, et encore moins de leurs modèles économiques et sociaux à moyen ou long terme.

La solution à la crise de la zone euro est-elle institutionnelle ?

Sur le plan politique, les appels en faveur d’un fédéralisme européen, d’un nouveau traité, d’un rôle renforcé pour la BCE, d’une capacité de contrôle accru de la Commission européenne sur le budget et les politiques des États membres sont aussi présentés comme autant de portes vers la sortie de crise ou de moyens d’en éviter une reproduction. Nul ne contestera que la crise de la zone euro a révélé avec acuité à quel point l’absence de coordination des politiques économiques et industrielles – mais aussi fiscales et sociales – des États membres était contradictoire avec l’existence d’une monnaie unique viable. Mais si l’on veut bien admettre que les institutions comptent, que des arrangements juridiques et institutionnels contraignants peuvent favoriser des coordinations et convergences politiques, ce n’est pas d’une révision des traités dont l’UE a le plus besoin mais d’une révolution des pratiques politiques européennes. Une révolution qui consisterait par exemple à respecter les engagements souscrits entre partenaires européens, et à ne plus attendre que l’intégration commerciale et monétaire européenne ne produise comme par enchantement de la convergence économique, sociale et fiscale. De même que l’inscription dans les constitutions ou lois nationales des principes de rigueur budgétaire laisse songeur, un « saut qualitatif » dans l’intégration européenne, sous forme de nouveau traité par exemple, n’est pas une panacée pour surmonter la crise actuelle. Cette idée atteste même d’une incapacité des dirigeants européens actuels à penser l’Europe d’abord en terme de contenu (des politiques, des convergences, des actes) et non en terme de contenant (des institutions, des procédures, des règles). Si l’UE et la zone euro ont effectivement besoin d’une plus grande convergence économique, fiscale et sociale pour s’avérer fonctionnelles, de nouveaux arrangements institutionnels sans débat de fond sur l’orientation politique de l’Union seront vains.

L’Union européenne peut-elle être efficace sans légitimité et représentativité démocratique ?

Ces débats sur l’adaptation du système européen en réponse à la crise révèlent aussi une absence inquiétante de prise en compte d’une autre crise, celle de la représentativité et de la légitimité des institutions européennes. La crise actuelle de la zone euro intervient pourtant à un stade de la construction européenne marqué par plusieurs signaux de désenchantement des citoyens à l’égard de ce processus lui-même ou de l’Union telle qu’elle fonctionne, et par une véritable crainte des leaders européens à l’égard de leurs propres opinions en ce qui concerne leur rapport à l’Union ou les réponses à apporter à la crise. D’un point de vue démocratique, il y a une contradiction fondamentale à vouloir simultanément produire un saut qualitatif dans l’intégration européenne tout en refusant aux citoyens le droit de s’exprimer sur les décisions prises à l’échelle européenne. Il y a aussi un paradoxe à voir des acteurs européens comme le président de la Commission européenne José Manuel Barroso, dont la légitimité, la crédibilité et l’action depuis le début de la crise sont contestés jusqu’au cœur même des institutions européennes, s’emparer ces derniers jours de la crise comme d’une occasion de renforcer leurs prérogatives face aux autres institutions européennes ou aux États membres. L’expérience européenne montre pourtant qu’il suffit parfois de mettre des personnes à forte envergure, vision et volontarisme politiques à la tête d’une institution même faible, pour que celle-ci soit plus respectée, écoutée et efficace qu’une institution à priori plus forte sur le papier mais à la tête de laquelle les chefs d’État et de gouvernement s’empressent de placer une personne choisie pour ne gêner aucun d’entre eux.

Sur le plan politique comme économique, les Européens donnent aujourd’hui l’impression de s’enfoncer dans leurs paradoxes et limites. Ce n’est pas en accélérant un désarmement fiscal, économique et social étatique multiforme que les Européens parviendront à réformer le système économique et financier international, ou au moins à en tempérer les effets néfastes sur leurs économies et populations. Ce n’est pas en imaginant une nouvelle ingénierie institutionnelle après quatre traités adoptés en vingt ans, et en découplant encore un peu plus les lieux de la décision politique et les lieux de la représentation et de la légitimité démocratiques en Europe, que les États membres feront de l’UE une entité politique crédible et démocratique. Ces deux voies aujourd’hui dominantes pour tenter une sortie de crise, sont porteuses de futures crises économiques et politiques européennes.
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