ANALYSES

Amérique latine. Jusqu’à quel point croissance économique et violences sont-elles compatibles ?

Tribune
17 octobre 2011
Par [Jean Jacques Kourliandsky->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=kourliandsky], chercheur à l’IRIS
Un certain nombre de pays latino-américains sont considérés selon la terminologie utilisée par les analystes économiques et les observateurs politiques occidentaux comme « émergents ». Derrière l’euphémisme terminologique se cache la prise de conscience aux États-Unis et en Europe d’une lutte des places internationales. Chine, Inde, Brésil, menacent leurs positions aux sommets de la hiérarchie de la puissance. La crise de 2008 dont les effets se font toujours sentir de Washington à Bruxelles a redistribué les cartes de façon inattendue. Un certain nombre d’États ont été relativement épargnés par le tremblement bancaire et financier qui a secoué Wall Street et la City. Quelques uns d’entre eux sont en Amérique latine. Leurs taux de croissance de 5 à 10% défient la morosité européenne et étasunienne, au point que ces nations ringardisent la formule attribuée au général de Gaulle selon laquelle elles seraient « d’avenir », et « appelées à le rester ». Visitant Bruxelles et les responsables de la Commission et de l’Union européennes la première semaine d’octobre 2011, Dilma Rousseff, présidente du Brésil, a pu sans qu’aujourd’hui cela n’étonne quiconque proposer l’aide de son pays à un vieux continent en difficulté.

La proposition est pourtant doublement surprenante. Il y dix ans encore le Brésil se débattait entre dette externe abyssale et hyperinflation. Aujourd’hui, pays émergent phare en Amérique latine et du Sud, le Brésil affiche un taux de croissance de 6% pour l’année écoulée, et pense rester sur la crête des 4% en 2011-2012. Derrière ces chiffres, il y a le pari réussi d’asseoir le développement sur l’extension du marché intérieur et la réduction de la pauvreté. L’Europe et le monde ont pris ces derniers mois conscience d’un retournement de puissance. Mais, autre paradoxe, le Brésil, à la lecture du rapport de l’UNODC est aussi avec 43 909 morts violentes sur 468 000 homicides enregistrés dans le monde en 2010 le pays numéro 1 dans cette classification du crime. Il en précède deux autres également émergents, l’Inde et le Mexique. Les statisticiens de l’ONU, après avoir constaté une relation entre mal-développement et morts violentes, reconnaissent les limites de l’hypothèse. Comment donc comprendre cette cohabitation du crime et du dynamisme de l’économie ?

L’hypothèse des statisticiens est cela dit prise très au sérieux par les gouvernements latino-américains. Ils multiplient les initiatives locales et les concertations continentales afin de réduire l’impact du crime sur leurs sociétés. Avec 43 909 victimes au Brésil, 20 585 au Mexique, 15 459 en Colombie, 13 985 au Venezuela, les chiffres absolus déjà interpellent quand on les compare à ceux de la France (839) ou de l’Allemagne (690). Reportée au nombre d’habitants la statistique cristallise encore plus cette différence entre Amérique latine et Europe. 22,7 crimes pour 100 000 habitants au Brésil, 18,1 au Mexique, 33,4 en Colombie, 49 au Venezuela contre 1,4 en France. Les petits pays d’Amérique centrale, qui il est vrai sont loin d’être émergents, sont les premiers classés dans cette statistique mondiale du crime avec 82,1 pour le Honduras et 66 pour le Salvador.

Certes, la conjoncture joue en faveur des latino-américains, les mieux dotés en matières premières. Certes, la demande asiatique, et plus particulièrement celle de la Chine, alimentent la tension sur les cours, au bénéfice des exportateurs de cuivre, gaz naturel, pétrole et soja. Certes, la crise européenne et étasunienne a ouvert un créneau aux industriels latino-américains tournés vers leurs marchés intérieurs. Il n’en reste pas moins que la montée en puissance du crime organisé et de la petite délinquance pèse sur les PIB. Détournements de fonds, corruption, investissements rendus nécessaires pour assurer la sécurité du monde légal, tout cela a un coût, qu’une organisation patronale mexicaine estimait en 2010 à 7% du PIB. Le Brésil s’inquiète pour son mondial de football de 2014 et ses Jeux Olympiques de 2016. Il a depuis quelques mois engagé un coquetel de contrefeux combinant polices de choc, polices de proximité et politiques sociales, pour reconquérir les quartiers abandonnés aux bandes organisées.

Le défi est encore plus grand pour les pays comme la Colombie, le Paraguay et le Pérou, qui doivent aussi affronter une délinquance politique souvent mêlée au crime commun. Le musée Gandhi de La Nouvelle Dehli va exposer en novembre 2011 un curieux objet musical, venu de Bogota, baptisé « escopetarra », représentant une guitare montée sur une structure de mitraillette. Son créateur, César López, prétend ainsi illustrer la pensée de Gandhi et la transformation des conflits par une pédagogie artistique colombienne. L’artiste reflète une préoccupation collective. Cette œuvre accompagne une initiative gouvernementale prise par le président colombien élu en 2010, Juan Manuel Santos : la loi de réparation pour les victimes de la violence. Une de ces initiatives qui prétendent, du nord au sud des Amériques latines, raccommoder la société pour réduire l’espace de violences qui préoccupent et à terme pourraient compromettre les bonus économiques d’aujourd’hui.

(1) UNODC, Global Study on Homicide, Vienne, 2011

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