ANALYSES

En Birmanie, l’échec de la ‘feuille de route vers une démocratie florissante et disciplinée’

Tribune
13 octobre 2011
La mise en oeuvre de la ‘feuille de route vers une démocratie florissante et disciplinée’
Le 30 août 2003, le régime militaire birman annonçait la mise en oeuvre de sa ‘feuille de route vers la démocratie’ en sept étapes. Deux mois plus tôt, le 30 mai, le convoi de la dissidente Aung San Suu Kyi, alors en tournée politique dans le nord du pays, avait été violemment attaqué par des forces dépêchées par la dictature. La dirigeante de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) avait alors été placée en détention à la prison d’Insein avant d’être assignée à résidence pour la troisième fois. Comment expliquer qu’un régime capable de massacrer les partisans de la ‘Dame'(1) puisse ensuite si rapidement annoncer sa volonté d’évoluer vers la démocratie? Le soupçon que cette annonce ait été faite dans le but d’atténuer la pression internationale s’imposait d’évidence. En réaction à l’attaque du 30 mai, les États-Unis venaient de renforcer leurs sanctions et le Japon de suspendre son aide.

Tout portait donc à croire qu’il s’agissait d’une énième manoeuvre dilatoire d’un régime coutumier des tactiques de diversion. Par la suite, aucun fait n’a semblé démentir cette analyse.

Loin d’être indifférent aux réactions de la communauté internationale, comme cela a souvent été dit et écrit, le régime a semblé vouloir jouer du temps long, dans une perspective d’épuisement des résistances à son règne.

Aung Lynn Htut, qui travailla comme officier du contre-espionnage birman à l’ambassade de Washington avant de demander et d’obtenir l’asile politique en 2005, nous confirme cette attention du régime aux réactions du monde extérieur : ‘Jusqu’en 2000, les dirigeants ne comprenaient pas grand-chose aux relations internationales. Ils faisaient juste ce qu’ils voulaient dans leur pays et ne se préoccupaient guère de ce que l’on pouvait en penser. Ils ne prêtaient pas attention […] à l’image de leur gouvernement dans l’arène internationale. […] A partir de 1997 environ, la situation des droits de l’Homme en Birmanie a attiré l’attention des Nations unies de façon accrue. C’est à peu près à ce moment que [Than Shwe, le dirigeant du régime,] a commencé à réfléchir à la façon de résoudre ce problème. En conséquence, une stratégie a été développée avec l’aide de Joseph Verner Reed, un célèbre politicien américain, dans le but de recueillir du soutien au sein de la communauté internationale.'(2)

Conscient de ce problème d’image, le régime a multiplié les réformes cosmétiques et les promesses non tenues, remettant toujours au lendemain une ouverture qui se faisait attendre.

Mais cette tactique du temps long, loin de ne viser que la communauté internationale, semblait aussi à usage interne. N’allait-elle pas, progressivement, épuiser les résistances ?

Cette stratégie a pu sembler porter ses fruits à l’approche des élections de novembre 2010. Fatiguées d’un dossier qui semblait ne pas devoir évoluer, de nombreuses diplomaties qui avaient soutenu le mouvement démocratique semblaient alors prêtes à considérer des élections qui n’avaient rien de libres ni d’équitables comme un progrès suffisant.

Mais c’est aussi, et surtout, vis-à-vis de l’opposition démocratique que cette stratégie pouvait sembler efficace. En obligeant la LND à un choix cornélien (exclure Aung San Suu Kyi, alors en résidence surveillée, de ses instances ou être contrainte à la dissolution), le régime s’est habilement employé à diviser l’opposition. Devant le refus de leur parti de prendre part aux élections, certains membres de la LND ont alors décidé de fonder un parti concurrent : la Force Démocratique Nationale (National Democratic Force, NDF).

Le chercheur Renaud Egreteau pouvait dès lors écrire : ‘Les élections de 2010 ont […] accentué les profondes divisions existant au sein de l’opposition démocratique. Celle-ci ne pourra pas s’unir autour de la pourtant charismatique Suu Kyi et de sa formation historique, la LND, désormais illégale. A la faveur du dernier scrutin, d’autres forces démocratiques sont apparues : celles qui ont refusé le boycott et se sont détachées des consignes de Mme Suu Kyi pour participer au jeu électoral proposé par la junte.’ Ainsi pouvait-on désormais opposer aux ‘idéalistes’ de la LND une nouvelle opposition ‘pragmatique’, formée des élus de novembre 2010. L’opposition apparaissait ‘désormais ouvertement multiple et moins dépendante de Mme Suu Kyi.’ Dès lors, cette dernière peinerait ‘à transformer l’élan populaire qu’elle [suscitait] depuis sa troisième libération en une stratégie unificatrice et efficace […].'(3)

L’échec de la ‘feuille de route’
Les événements de novembre 2010 – organisation des élections et libération d’Aung San Suu Kyi six jours après la tenue du scrutin – ne parvinrent pourtant pas à normaliser les relations du régime avec la communauté internationale.

Le 6 décembre 2010, le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon exprimait son souhait de voir le régime mettre en oeuvre une transition politique incluant ceux qui n’avaient pas participé aux élections et demandait la libération des prisonniers politiques. Dans les mois suivants, les différentes agences de l’ONU (le Programme des Nations unies pour le développement, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, l’Organisation internationale du travail et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) ne cessèrent de critiquer le régime, jugé responsable de violations systématiques des droits de l’homme et accusé de porter atteinte aux libertés fondamentales de sa population. Le régime fut encore vivement critiqué lors de l’Assemblée générale des Nations unies et de la tenue de son Conseil des droits de l’Homme.

Les sanctions des pays occidentaux ne furent pas non plus levées. Estimant que les élections n’avaient eu aucun effet tangible en terme de réforme démocratique, ni permis que cesse le harcèlement des opposants au régime, les États-Unis prévenaient dès février 2011 que les sanctions resteraient en place. En avril, l’Union européenne prolongeait d’un an la plupart des mesures précédemment adoptées, se contentant de lever les interdictions de visas et gels des avoirs bancaires visant certains officiels.

Le projet de mise sur pied d’une commission d’enquête sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Birmanie faisait en outre son chemin au sein des Nations unies, ralliant seize pays.

Enfin, la volonté du régime d’occuper la présidence tournante de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en 2014 se heurta à l’hésitation des États membres de l’organisation. Le 18 avril, le secrétaire général de l’organisation, Surin Pitsuwan, déclara que la décision de l’ASEAN quant à la requête du régime pourrait être en grande partie déterminée par le regard porté par les États-Unis sur la question. Le lendemain, le porte-parole du département d’état américain précisait que l’administration Obama serait réticente à travailler avec l’ASEAN si le régime birman, connu pour son triste bilan en termes de démocratie et de respect des droits de l’homme, en prenait la direction.

Le régime peinait donc à obtenir la reconnaissance internationale tant espérée.

Sur le plan intérieur, sa victoire n’était pas plus évidente.

La LND, bien que devenue illégale pour avoir refusé d’exclure Aung San Suu Kyi de ses instances, avait décidé d’imposer son existence. Ce coup de force du parti, qui s’employait à fonctionner comme aurait fonctionné un parti autorisé, mettait le régime au pied du mur : s’il réprimait ses membres, décidant par exemple de priver de nouveau Aung San Suu Kyi de liberté, ce serait à coup sûr la levée de boucliers internationale ; s’il laissait la dissidente libre d’agir, elle retrouvait son rôle central dans la politique birmane. Restait l’intimidation : par deux fois, la presse de propagande du régime menaça Aung San Suu Kyi et la LND de ‘connaître une fin tragique’ s’ils persistaient à ne pas demander la levée des sanctions ou à vouloir rencontrer leurs sympathisants en province. Le régime tenta aussi d’isoler la LND en mettant en garde les partis ayant participé aux élections contre l’illégalité qu’il y aurait à entretenir des relations avec elle.

Le mouvement démocratique emmené par Aung San Suu Kyi avait été décrit par des experts toujours prompts à le juger dépassé, comme marginalisé au profit d’une opposition moderne et pragmatique emmenée par la NDF, scission de la LND, et le Parti Démocratique (Democratic Party, DP, également présent aux élections). Il n’en a rien été : le rôle d’Aung San Suu Kyi est demeuré incontournable et des relations fructueuses se sont nouées entre la LND et d’autres groupes politiques entrés au Parlement, issus de minorités nationales.

Le dernier échec du régime birman concernait la question des minorités nationales (un gros tiers de la population du pays). De longue date, la dictature birmane a justifié le fait de rester au pouvoir par la nécessité de maintenir l’unité de la nation. Les militaires se sont ainsi définis comme les seuls à même de garantir la stabilité d’un pays qui, sans eux, connaîtrait l’éclatement observé dans les Balkans. Le régime espérait ainsi que sa ‘feuille de route’ aboutirait à une pacification des conflits armés opposant à l’armée régulière de nombreuses rébellions issues des minorités. Il n’en a rien été. La Constitution de 2008 (troisième étape de la ‘feuille de route’) n’a pas été acceptée par de nombreux groupes représentant les minorités dans la mesure où elle ne répondait pas à la volonté de ces dernières de voir se constituer en Birmanie un État non seulement démocratique, mais aussi fédéral. La volonté du régime de soumettre les groupes armés ethniques signataires d’accords de cessez-le-feu à la hiérarchie militaire birmane (les transformant ainsi en gardes frontaliers) amena en outre une grande partie d’entre eux à reprendre les armes. Ainsi, la ‘feuille de route’ du régime, loin d’aboutir à une pacification des conflits armés, les raviva.

Une situation incertaine
Cette somme d’échecs peut peut-être contribuer à expliquer le récent changement d’attitude du régime birman. En somme, sa stratégie du temps long n’a abouti à aucun des résultats escomptés. Il est cependant difficile de déterminer précisément les raisons qui ont poussé le président Thein Sein à entreprendre les évolutions observées. D’une part, le passif de Thein Sein (quatorze années passées au sein de la direction de la dictature, dont quatre comme Premier ministre) ne semblait pas le prédisposer à la réforme. D’autre part, des doutes subsistent sur le rôle éventuellement joué par Than Shwe, l’ancien dictateur, dans l’ombre du pouvoir officiel. Thein Sein s’est-il émancipé de son mentor ou, au contraire, obéit-il toujours à ses ordres? Dans tous les cas, Thein Sein semble bien appartenir au camp des réformateurs du nouveau régime (au contraire de l’un de ses vice-présidents, Tin Aung Myint Oo). Aung San Suu Kyi elle-même le juge acquis à la réforme. Pour elle, la question est de savoir s’il pourra la mener à bien. En somme, Thein Sein bénéficie-t-il au sein du nouveau régime d’une masse critique de soutiens lui permettant de poursuivre l’effort entrepris, ou faut-il craindre que la ‘ligne dure’ du régime ne l’empêche d’aller trop loin?

Instruits par l’expérience, certains observateurs souhaitent rappeler que le régime s’est de longue date prêté aux opérations de relations publiques. S’ils donnent parfois l’impression d’avoir du mal à se départir d’une grille de lecture ancienne (qui voudrait que les réformes entreprises par le régime ne puissent jamais être autre chose que de la poudre aux yeux), leur vigilance est salutaire. Ils rappellent notamment que la volonté du régime d’occuper le siège de l’ASEAN en 2014 peut être l’un des motifs d’une évolution dont il n’est pas dit qu’elle soit irréversible. On pourra, certes, y opposer le fait qu’on voit mal ce que Thein Sein pourrait gagner à geler le projet de barrage Myitsone sur le fleuve Irrawaddy, qui revêt une certaine importance pour la Chine. Ce projet de barrage controversé a été l’objet de la mobilisation récente des activistes birmans. Pour autant, on imagine mal que le régime birman puisse prendre le risque de se mettre à dos l’allié chinois (son grand protecteur sur la scène internationale et notamment au Conseil de sécurité de l’ONU grâce à son droit de veto) aux seules fins d’éviter un soulèvement populaire qui demeure hypothétique. En somme il faut, avec Aung San Suu Kyi, accorder à Thein Sein le bénéfice du doute. Cela n’oblige pas à penser qu’il soit devenu un démocrate convaincu : il est possible que les réformes entreprises aient eu pour but de marquer le pouvoir du nouveau président vis-à-vis de rivaux potentiels. Les progrès observés seraient ainsi l’effet de luttes au sein du pouvoir.

Mais il faut aussi rappeller quelques faits incontournables : à l’heure où le dialogue politique se poursuit entre le régime et la dissidente, les violences commises par l’armée birmane n’ont en rien cessé dans l’Est et le Nord du pays. Les soldats birmans ne se contentent pas de combattre les groupes armés issus des minorités qui s’opposent à eux : ils violent, torturent et tuent des populations civiles qu’ils soumettent aussi au travail forcé – comme ils l’ont toujours fait.

Le régime persiste en outre dans son refus de considérer les Rohingya (une minorité musulmane de Birmanie) comme des nationaux. Ceux-ci demeurent des apatrides dans leur propre pays.

Enfin, l’amnistie attendue d’un grand nombre de prisonniers politiques s’est soldée le 12 octobre par un constat décevant : si des activistes de premier plan, tels le comédien Zaganar ou la syndicaliste Su Su Nway, ont retrouvé la liberté, la plupart (dont Min Ko Naing) sont encore derrière les barreaux. Interrogeant ce tri sélectif, Zaganar a exprimé son scepticisme quant à la volonté du régime de procéder à de véritables évolutions démocratiques.

Comment parler de progrès en Birmanie tant que de telles exactions et violations des droits fondamentaux des populations se poursuivent? Tant que le régime de Thein Sein n’aura pas mis un terme à de tels agissements, et tant que les négociations entre le régime et les rebellions armées n’auront pas abouti à un cessez-le-feu, il sera trop tôt pour s’enthousiasmer des progrès de la situation politique dans ce pays.

(1) Le bilan du massacre de Depayin (du nom de la localité où les événements eurent lieu) est évoqué par Thierry Falise dans son livre ‘Aung San Suu Kyi. Le jasmin ou la lune’, Florent Massot, 2007
(2) ‘The Role of the Third Force in the Junta’s Diplomatic Offensive’, The Irrawaddy, 5 avril 2011
(3) ‘Junte birmane cherche habits civils’, Le Monde diplomatique, décembre 2010. Dans cet article Renaud Égreteau s’intéresse ,par ailleurs à raison, aux évolutions structurelles du pouvoir birman.


*Frédéric Debomy a coordonné le livre ‘Résistances, pour une Birmanie libre’ (Aung San Suu Kyi, Stéphane Hessel et Info Birmanie) aux éditions Don Quichotte.