ANALYSES

Libye, Ben Laden, Afghanistan : la « doctrine Obama » en débat

Tribune
20 juillet 2011
Par Anna Dimitrova, Enseignant-chercheur en Relations internationales à l’Ecole supérieure du commerce extérieur (ESCE), Paris
Deux écoles s’opposent dans ce débat. La première est celle des unilatéralistes, d’esprit néo-reaganien et interventionniste, qui ont été très influents dans les dernières années de la Guerre froide et à nouveau dans le contexte de l’après-11 septembre 2001. La seconde est celle des multilatéralistes, imprégnés de la politique extérieure de Bill Clinton et du libéralisme internationnaliste, qui ont un impact conséquent aujourd’hui sur la politique étrangère de l’Administration Obama. Dans ce débat, les unilatéralistes sont notamment représentés par Robert Kagan, devenu célèbre par son analyse des divergences entre les Américains venant de Mars et les Européens venant de Vénus(2), et par Charles Krauthammer, éditorialiste au Washington Post et connu pour avoir été le premier à introduire dans les années 1990 l’idée d’un « monde unipolaire ». Ils défendent l’idée que les États-Unis doivent affirmer leur position prééminente dans le monde reflétant leurs valeurs et intérêts nationaux par recours à leur puissance coercitive ( hard power ). Les unilatéralistes se montrent donc très critiques à l’égard de la politique étrangère d’Obama, qui ne serait pas portée, selon eux, par une « grande stratégie » à la différence de la doctrine Bush qui s’appuyait sur la grande idée, certes très contestée, de « freedom agenda ». Ils s’attaquent notamment à la stratégie d’intervention militaire formulée par le Président Obama dans son discours sur la Libye prononcé le 28 mars 2011, qui serait, pour une partie de la presse, le discours fondateur de l’actuelle politique étrangère américaine et par conséquent d’une « doctrine Obama ». La stratégie militaire américaine y est définie comme « humanitaire » (assurer la protection des civils contre les forces armées du colonel Kadhafi) et « limitée » (car faisant partie d’une coalition internationale où les Etats-Unis ont rapidement cédé le leadership à la France et à la Grande Bretagne). Celle-ci s’inscrit ainsi dans une nouvelle vision du leadership américain, celle d’un « leadership élargi », selon laquelle le rôle des Etats-Unis ne consiste plus à agir seuls sur la scène internationale, mais à mobiliser le « concert des nations » pour une action collective où chacun assumera sa part du fardeau. Comparée à d’autres « grandes stratégies » des présidents américains, la doctrine Obama serait, selon les unilatéralistes, une « doctrine faible » et même une « anti-doctrine », car elle semble renoncer à l’idée même d’un exceptionnalisme américain et sonne ainsi le glas de la puissance des Etats-Unis. Krauthammer dénonce cette nouvelle stratégie américaine comme « un leadership dans les coulisses » ( leadership from behind (3)), qui ne convient pas, d’après lui, à une stratégie de leader. Cependant, la critique des unilatéralistes semble ignorer un élément important sur lequel Barack Obama a insisté dans plusieurs discours officiels. Le président américain donne toujours la priorité à la défense des intérêts américains et se réserve le droit, en cas de menace directe, de les défendre par recours à la force de manière « rapide, décisive et unilatérale », si nécessaire.

Mais n’y a-t-il pas là un paradoxe ? L’actuelle politique étrangère américaine se définit comme multilatérale tout en restant ouverte à l’utilisation du hard power ?

Selon Joseph Nye, ancien secrétaire adjoint au Département de la Défense et certainement le représentant le plus connu de l’école multilatéraliste, on assiste depuis le début des années 2000 à une « relativisation » de la puissance américaine provoquée par l’ascension des pays émergents, en premier lieu de la Chine(4). Ce processus nécessite, d’après lui, une adaptation de la politique étrangère américaine aux nouvelles réalités et la mise en place d’une stratégie « intelligente » (dans le sens anglais du mot « smart ») combinant la puissance militaire et économique ( hard power ) avec la puissance diplomatique et culturelle ( soft power ). Cela correspond à ce que l’ancienne diplomate américaine Suzanne Nossel et J. Nye lui-même ont appelé « smart power ». Ce concept a été aussitôt adopté par l’Administration Obama comme en témoigne le discours prononcé par la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat dès le 13 janvier 2009 : « Je crois que le leadership des Etats-Unis a été souhaité et il l’est encore. Mais nous devons avoir recours à ce qui a été appelé « smart power », l’ensemble des outils à notre disposition : diplomatiques, économiques, militaires, politiques, légaux et culturels – il faut choisir le bon outil, ou la bonne combinaison d’outils, la mieux adaptée à chaque situation. Avec la « smart power », la diplomatie sera à l’avant-garde de notre politique étrangère ».

L’intervention américaine en Libye, l’opération militaire américaine au Pakistan du 1er mai 2011 conclue par la mort d’Oussama Ben Laden, ainsi que le retrait des troupes américaines d’Afghanistan annoncé par Obama le 22 juin 2011 (dans le but de transférer progressivement le pouvoir au gouvernement local), sont autant d’exemples de cette stratégie de « smart power », qui véhicule une nouvelle approche de la politique étrangère américaine, celle du réalisme progressiste ( progressive realism ) pour reprendre le concept de Robert Wright(5). L’utilisation du hard power reste apparemment un outil jugé indispensable de la politique américaine et sa mise en œuvre au Pakistan confirme l’idée d’Obama selon laquelle la défense des intérêts des Etats-Unis peut passer, en cas de nécessité, par une action unilatérale. En même temps, la politique étrangère menée par l’Administration Obama semble être portée par une « diplomatie intelligente » ( smart diplomacy ) et pragmatique (terme d’ailleurs souvent utilisé par le président américain), qui sait évaluer et s’adapter aux circonstances. A titre d’exemple, dans son discours sur le Moyen Orient et l’Afrique du Nord du 19 mai 2011, Obama a annoncé la mise en place d’un véritable plan Marshall concernant notamment la Tunisie et l’Egypte sous la forme d’une aide économique destinée à la reconstruction démocratique de ces deux pays après le changement de régime qu’ils ont connu en 2011. En basant sa politique étrangère sur le réalisme progressiste, Obama a réussi, en effet, à combiner, de façon pragmatique l’approche réaliste (les intérêts nationaux des Etats-Unis étant toujours la priorité de la politique étrangère américaine) et l’approche idéaliste mettant l’accent sur la défense de la démocratie et des droits de l’homme, ainsi que sur le développement de l’économie nationale et internationale, y compris l’aide au développement.

(1) G. John Ikenberry, “The Right Grand Strategy”, The American Interest, January-February 2010.
(2) Robert Kagan, Of Paradise and Power: America and Europe in the New World Order, Knopf, 2003.
(3) Charles Krauthammer, “The Obama Doctrine: Leading from Behind”, The Washington Post, April 29, 2011.
(4) L’idée de “relativisation” de la puissance américaine face aux pays émergents surnommés les BRICs, nécessitant une reconsidération du leadership américain, est aussi défendue par Fareed Zakaria dans son célèbre ouvrage « The Post-American World and the Rise of the Rest », Penguin Books, 2008. En France cette idée est développée par Zaki Laïdi dans « Le monde selon Obama », Stock, 2010.
(5) Robert Wright, “An American Foreign Policy That Both Realists and Idealists Should Fall in Love with”, The New York Times, July 16, 2006.

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