ANALYSES

« Au temps de l’hyper information, le conspirationnisme actuel est la conséquence directe de la société de l’hyper désinformation dans laquelle nous baignons au quotidien. »

Tribune
22 avril 2011
Entretien avec Bruno Fay, journaliste indépendant, auteur du bien nommé ouvrage « Complocratie, Enquête aux sources du nouveau conspirationnisme. » (ed. du moment, 2011)
Quelles sont, pour vous, les principales causes du conspirationnisme ? Sommes-nous naturellement amenés à douter de la parole officielle ?

Il faut commencer par dire que le conspirationnisme a toujours existé. Au XIXe siècle, la théorie d’un vaste complot maçonnique était par exemple très en vogue. Rappelons-nous aussi les faux protocoles des sages de Sion qui ont connu un large succès au début du XXe siècle. Ce n’est donc pas un phénomène nouveau. Il a toujours existé un terreau psychologique qui incite certains individus à croire aux théories du complot. Le sentiment de puissance, bien sûr, en ayant l’impression d’accéder à une vérité cachée du commun des mortels. Le besoin de trouver des réponses simples à la complexité du monde, aux mystères de la science. Une forme de « raison paresseuse », pour reprendre l’analyse de Kant, qui évite de rechercher des causes qui nous échappent en apportant des explications logiques et rationnelles en se contentant des connaissances acquises. Le refus de la fatalité et du hasard dans la marche du monde. Le besoin de réenchantement, parfois d’essence religieuse, pour comprendre notre environnement et donner du sens à l’absurde. La recherche d’un bouc émissaire, aussi. Quand la société souffre, écrivait le sociologue Emile Durkheim au moment de l’affaire Dreyfus pour expliquer la montée de l’antisémitisme, elle éprouve le besoin de trouver quelqu’un à qui elle puisse imputer son mal, sur qui elle puisse se venger de ses déceptions. Un jour, le Juif que l’on imagine manipuler le monde en secret. Un autre jour, le Maghrébin que l’on soupçonne d’appartenir à un grand complot islamique ou l’homme politique qui œuvrerait secrètement pour l’avènement d’un Nouvel Ordre Mondial, etc.
En revanche, ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que les théories du complot sont sorties de leur registre traditionnel pour gagner l’ensemble de la société. Si le mythe du grand complot juif ou franc-maçon perdure dans certains cercles, il est aujourd’hui noyé parmi des centaines de théories qui n’ont plus grand chose à voir avec l’antisémitisme ou les loges de la République. Nous sommes en quelque sorte passés d’un conspirationnisme idéologique, propagé à des fins politiques auprès d’une population fragile psychologiquement, réceptive, à une forme de conspirationnisme ordinaire, de masse.
Aujourd’hui, les nouveaux croyants sont, dans leur immense majorité, des personnes sensées, issues de toutes les couches sociales, pas forcément engagées politiquement, qui doutent tout simplement de plus en plus de la parole officielle. Comme je l’écris dans mon livre, d’une certaine manière, en refusant dans une très large majorité de nous faire vacciner contre la grippe A, convaincus que la ministre de la Santé serait de mèche avec l’OMS et les laboratoires pharmaceutiques, en doutant de la version officielle des attentats de Karachi, du naufrage du Bugaled Breizh ou en nous interrogeant sur les véritables intentions du gouvernement américain en Irak et en Afghanistan, nous sommes tous devenus des adeptes de théories du complot.
J’ai sous-titré mon livre « Enquête aux sources du conspirationnisme » car les sources, justement, ont changé de nature. Au temps de l’hyper information, le conspirationnisme actuel est la conséquence directe de la société de l’hyper désinformation dans laquelle nous baignons au quotidien. Que ce soit dans le domaine politique, économique ou spirituel. Les mensonges et les manipulations avérées à répétition amènent les citoyens à douter de plus en plus : le nuage de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière, l’existence de financements occultes des partis politiques nié jusqu’à l’absurde, les pseudos armes de destruction massive en Irak, la fausse affaire d’espionnage chez Renault, etc. Les citoyens ont perdu leurs repères et ne savent plus où est la vérité. Les théories du complot prospèrent sur cette crise de confiance.

Vous parlez, bien sûr, du 11 septembre et des différentes théories qui l’entourent. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une théorie du complot comme les autres ?

Les théories autour des attentats du 11 septembre sont emblématiques de ce nouveau conspirationnisme que j’évoquais précédemment. Des centaines de millions d’internautes ont regardé la vidéo Loose Change qui affirme que les attentats seraient l’œuvre d’un complot intérieur. Tout le monde a entendu un jour, à l’occasion d’un dîner en famille ou avec des amis, des personnes remettre en question la version officielle. Le livre de Thierry Meyssan sur la thèse d’un missile qui aurait été lancé sur le Pentagone a fait un tabac, bien au-delà des cercles conspirationnistes traditionnels. Les théories sur le 11 septembre reflètent cette crise de confiance de plus en plus profonde entre les citoyens et les autorités. Une crise qui se nourrit des mensonges et des manipulations avérées des autorités. Je ne prendrai qu’un exemple, sans doute le plus frappant : le bunker de Ben Laden à Tora Bora. On nous a expliqué qu’Al-Qaïda disposait d’une base secrète high-tech à la James Bond, alors qu’il ne s’agissait en réalité que de quelques grottes minuscules creusées dans la roche. Si l’on ajoute à cela les deux gros mensonges proclamés à la tribune de l’ONU sur les armes de destructions massives irakiennes et les liens entre Saddam Hussein et Ben Laden, ainsi que les omissions du premier rapport de la commission d’enquête américaine sur les attentats, on a tous les ingrédients pour faire germer le doute dans l’opinion publique.
S’agit-il de théories comme les autres ? Sur le fond, les théories du complot autour du 11 septembre ne sont pas très différentes des théories autour de l’assassinat de Kennedy. La différence, c’est qu’en 1963 nous ne vivions pas dans une société mondialisée où l’information circule en temps réel. De surcroît, en 50 ans, des mensonges et des coups tordus ont coulé sous les ponts, pourrait-on dire. Dans ce contexte, le doute devient désormais légitime.

Quel rôle ont les médias, et notamment internet, dans les théories du complot ?

L’essayiste Paul Virilio, fin analyste de l’alliance entre la technologie et la vitesse, parle d’une époque « révélationnaire ». « Le communisme des affects, la synchronisation instantanée des émotions à l’échelle du monde entier » constituent, explique-t-il, « un évènement mystique ». « Le pouvoir de la technologie nous donne à gérer les attributs du divin : l’immédiateté, l’ubiquité, l’instantanéité, la simultanéité. Donc, là, il y a une forme politique qui est redoutable parce qu’elle risque d’être une tyrannie inouïe, une tyrannie du temps réel, une tyrannie de l’immédiateté. Une tyrannie on peut dire absolue car elle touche aux sentiments, aux sensations. » Les médias sont les premières victimes de cette situation. Ils n’ont plus le temps d’enquêter, de creuser, de chercher la vérité. Ils sont l’immédiateté, dans l’émotionnel. Du coup, les nouvelles défilent à la queuleuleu, en flux tendu. Je caricature un peu, mais c’est le journalisme streaming. Le nouveau conspirationnisme se nourrit de cette défaillance des médias qui n’ont plus le temps de s’arrêter pour analyser chaque information. Lorsque les médias n’exercent plus leur rôle de filtre pour dénouer le vrai du faux, les citoyens sont naturellement amenés à imaginer leurs propres vérités ou à se tourner vers d’autres sources. Internet est l’une d’entre elles, sans doute la plus puissante.
Internet, toutes les personnes que j’ai rencontrées au cours de mon enquête m’en ont parlé. Parfois en bien, souvent en mal. Ils ont tous évoqué le rôle du web dans la diffusion des théories du complot mais aussi dans la recherche de vérité. Une question s’impose : internet peut-il devenir un contre-pouvoir au moment où les autres contre-pouvoirs montrent des signes de faiblesse ? Les coups d’éclat du site WikiLeaks donnent à réfléchir sur les capacités de ce jeune média en quête de reconnaissance. Sur sa page de présentation, le site met en exergue une citation tirée d’un article du Time Magazine qui affirme que WikiLeaks pourrait devenir un outil aussi puissant que le Freedom of Information Act , la procédure qui permet aux citoyens américains d’accéder à des documents classifiés. C’est vrai, le web est une formidable machine à fabriquer des rumeurs et des théories du complot en tout genre. C’est aussi une arme redoutable aux mains des stratèges de la désinformation. Il n’en reste pas moins qu’il peut être aussi un outil au service de la vérité, un espace d’information libre et indépendant. Les blogueurs, les sites alternatifs, les forums ou les plates-formes collaboratives comme Agoravox, avec leurs excès et leurs défauts, sont autant de réponses à la faillite des contre-pouvoirs traditionnels. Ils illustrent une crise de confiance dans les canaux d’information classiques. La réaction des internautes est-elle saine ? Oui, je le crois, car elle est un exutoire au carcan dans lequel nous nous sommes enfermés. Est-elle dangereuse ? Oui aussi, car pour un WikiLeaks , la toile regorge de milliers de sites négationnistes, ésotériques, paranoïaques et farfelus.

Le conspirationnisme est-il dangereux pour la démocratie ?

La bonne question à se poser en premier n’est pas celle-ci. Interrogeons-nous plutôt sur l’impact des mensonges et des manipulations avérées sur l’opinion publique. Ce ne sont pas les conspirationnistes qu’il faut pointer du doigt, mais plutôt les autorités qui rechignent à se remettre en question. Est-ce si absurde d’exiger des autorités un peu plus de transparence et un peu moins de mensonges ? Commençons par nous interroger sur les limites du secret défense, sur l’exigence de transparence dans certains domaines comme le nucléaire, sur les excès de la guerre économique, etc. Dans mon livre, Michel Rocard fait des révélations fracassantes au sujet du rôle de Bob Denard, de la libération des otages du Liban ou du Rainbow Warrior qui ne peuvent que nous amener à nous interroger sur les limites de la raison d’Etat. Ce sont de vrais sujets qui mériteraient d’être débattus pour éviter, justement, que les citoyens doutent de plus en plus de la parole officielle. Demandons-nous s’il n’est pas dangereux pour une démocratie de tolérer les mensonges de ses ministres, de ne pas tenir rigueur des promesses non tenues de ses élus ou de mettre trop souvent des bâtons dans les roues de sa justice ? Les affaires Karachi, Clearstream ou les conflits d’intérêts au sein des autorités me semblent bien plus dangereux pour la démocratie que tout le reste. En démocratie, le mensonge est comme le ver dans le fruit. Il instille le doute, lorsqu’il ne s’agit pas de révolte. Il ouvre des portes qui ne se refermeront jamais et donne du crédit aux théories du complot. En un mot, si les autorités ont menti sur les armes de destruction massive en Irak, pourquoi ne mentiraient elles pas sur d’autres sujets ?

La multiplication des théories du complot est-elle un signe de malaise sociétal ?

Oui, je le crois. Le conspirationnisme est le reflet d’une société en perte de repères. Dans mon livre, l’auteure Flore Vasseur évoquait la montée en puissance, au sein de la société, d’un sentiment de colère qui mène à la révolte. Une colère aveugle contre l’ordre établi, contre les autorités et tout ce qui incarne une forme de pouvoir. Personnellement, je ne crois pas à un climat révolutionnaire, car le conspirationnisme ordinaire n’est pas une idéologie structurée. Il n’a ni meneurs, ni objectifs. Rien, ni personne, pour canaliser l’exaspération générale des citoyens. Si l’on se fie aux résultats électoraux, même les partis extrémistes ne parviennent pas à récupérer cette fureur sourde et populaire qui s’exprime par un rejet de tous les partis politiques. Mais jusqu’à quand ?