ANALYSES

Tunisie, Egypte, monde arabe : l’opinion, cette inconnue

Tribune
23 février 2011
Par Sélim Ben Abdesselem, avocat au barreau de Paris
Ce mouvement a suscité la sympathie en Europe, mais aussi la crainte, parfois non exprimée mais bien réelle, de voir certains de ces pays tomber aux mains des partis islamistes lors des premières élections libres. Toutefois, ces formations adoptent aujourd’hui un discours prudent et modéré affirmant leur attachement à la démocratie, voire leur absence de volonté de remise en cause des libertés et des droits de la femme, notamment en Tunisie, s’identifiant à l’AKP turque et rejetant le modèle de l’ex-FIS algérien et, à fortiori, des Talibans ou d’Al Qaïda. Quoi qu’il en soit, un tel résultat, s’il venait à être acquis à l’issue d’élections libres comme ce fut le cas en Palestine avec la victoire du Hamas aux élections législatives, représenterait le choix majoritaire du peuple qui l’aurait exprimé et sa légitimité ne pourrait être mise en cause.

Certains tentent d’écarter les inquiétudes suscitées par d’éventuelles victoires islamistes en invoquant des propos rassurants, tenant au fait que les religieux n’étaient pas, du moins au départ, à la pointe des révoltes tunisienne et égyptienne, et en soulignant que leurs leaders et leurs militants s’étaient même fait conspuer par les manifestants en Algérie ou en Tunisie. La spontanéité de ces révoltes, leur composante laïque et moderniste et le rôle déterminant de « Facebook » et de « Twitter » auxquels a recouru la jeunesse des classes moyennes, ont également été mis en avant. Enfin, il est rappelé que ces révolutions restent mues par une soif de liberté associée à une volonté d’en finir avec la corruption et les privilèges des nomenklatura de ces régimes, ainsi qu’avec les inégalités croissantes et un chômage touchant autant les classes populaires que les jeunes diplômés des classes moyennes. Si tout ceci est exact, qui peut aujourd’hui se hasarder à formuler un pronostic électoral ou prétendre évaluer le poids des partis islamistes, alors qu’aucun instrument de mesure de l’opinion n’existe, à ce jour, dans ces Etats ?

Malgré cette inconnue de taille, plusieurs éléments inclinent à penser qu’il serait erroné de minorer l’audience du courant islamiste, y compris en Tunisie et, à plus forte raison, en Egypte, en Jordanie ou au Yémen, où il représente la principale opposition.

Ainsi, en Tunisie, la liesse populaire qui a entouré le récent retour d’exil de Rached Ghannouchi, chef du mouvement islamiste Ennahda, voyant l’aéroport de Tunis noir de monde, a de quoi interpeller. Ce parti, dont les cadres et les militants sortent à présent de l’ombre, a clairement démontré sa forte capacité de mobilisation à l’égard de ses sympathisants, un élément qui sera indéniablement un atout de taille dans la future campagne électorale. Mais l’expérience des démocraties européennes démontre aussi qu’une capacité de mobilisation ne se traduit pas systématiquement en victoire électorale, sachant que les électeurs restés discrets lors des manifestations de masse peuvent toujours se faire entendre lors des scrutins. L’issue des élections en Tunisie dépendra sans doute fortement de la capacité des gauches à s’organiser, à s’unir et à savoir répondre à la demande exprimée en matière économique et sociale, en profitant notamment de la légitimité acquise par la centrale syndicale UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) lors de la Révolution. L’attitude des femmes sera également déterminante dans ce pays où elles ont acquis les droits les plus avancés du monde arabo-musulman. Enfin, une autre clé de ce scrutin réside sans doute dans la frange de l’électorat tunisien susceptible d’être identifiée comme la plus attachée à son identité islamique sans pour autant adhérer à l’islamisme politique, dont les rangs ont indéniablement grossi ces dernières années. C’est justement, pour partie, cet électorat que les islamistes essaient de rassurer en donnant des signaux répétés de modération. C’est aussi celui que la gauche laïque devra chercher à convaincre de soutenir son programme économique et social plutôt que les options islamistes qui, sur ce plan, pourraient cependant s’en rapprocher et séduire une partie des classes moyennes et populaires.

Cette prudence des islamistes, sans doute teintée de calcul et de réalisme politique, se retrouve également en Egypte dans le discours des Frères musulmans qui avaient préféré ne pas afficher leur étendard au début du mouvement, avant de soutenir le laïque Mohamed El Baradaï comme porte-parole (temporaire ?) de l’opposition, mais qui s’affirment maintenant comme une composante avec laquelle il faudra compter. Ces derniers possèdent par ailleurs un avantage de taille sur leurs homologues tunisiens tenant au fait que l’islamisation de la société égyptienne est allée bien plus loin qu’en Tunisie et que les femmes n’y ont pas bénéficié d’une législation aussi progressiste. Mais cette dernière affirmation ne peut être avancée qu’avec toute la réserve de rigueur, due à l’inconnue que constitue encore l’opinion publique de ces pays.

Ce constat inclinerait donc à ne pas se hasarder à évaluer dès à présent le poids des différents courants politiques dans les démocraties arabes naissantes et notamment à ne pas minorer celui des islamistes. Un enseignement peut cependant être d’ores et déjà tiré de la tournure prise par ces Révolutions : les forces démocratiques laïques et notamment les gauches, qui pourraient apparaître comme la principale alternative à des islamistes conservateurs sur le plan sociétal mais très attentifs aux préoccupations sociales, devront savoir rapidement donner un visage crédible à leurs opinions publiques à travers un large front uni sur un programme ambitieux de réformes sociales et économiques à la mesure des attentes exprimées.
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