ANALYSES

France/Tunisie : la nouvelle donne

Tribune
31 janvier 2011
La nouvelle donne tunisienne bouscule les grilles d’analyse et autres paradigmes sur lesquels était fondée la perception française du monde arabe en général et du Maghreb en particulier. La France n’a pas su – voulu ? – saisir cette accélération de l’Histoire. Elle n’est pas la seule, loin s’en faut. Reste que l’autisme et l’attentisme de l’Elysée conjugués aux maladresses de Michèle Alliot-Marie ont suscité un malaise profond. Une alternative au système Ben Ali semblait comme inconcevable pour la diplomatie française. Le silence de l’ancienne puissance coloniale relevait plus du soutien tacite à l’ancien régime que d’une neutralité bienveillante pour le peuple tunisien, ce « peuple frère » – selon l’expression de Nicolas Sarkozy – qui semblait condamné à l’horizon indépassable du « Benalisme ».

Un problème de crédibilité

Le président de la République a précisé lors de la conférence de presses organisée le 24 janvier que les autorités françaises n’avaient « pas pris la juste mesure » de la « désespérance » du peuple tunisien. Le problème serait donc d’ordre cognitif et analytique. Ce type d’argument n’est pas convaincant. En témoignent les récentes déclarations de Yves Aubin de la Messuzière, l’ancien ambassadeur de France en Tunisie (2002-2005), qui montrent que l’exécutif français était bel et bien informé du caractère corrompu et mafieux du régime. En réalité, c’est moins la capacité d’analyse du Quai d’Orsay qui est en cause que les options stratégiques de la diplomatie française. Ces choix teintés d’un cynisme certain sont à l’origine d’une politique jusqu’auboutiste de soutien au régime.
Toujours pour justifier ses errements diplomatiques, Nicolas Sarkozy a considéré que « le Président de la France doit tenir compte du poids de l’Histoire dans ces pays. La puissance coloniale est toujours illégitime à prononcer un jugement sur un pays. Je revendique une certaine réserve lorsqu’il s’agit de commenter les événements dans des pays qui ont été la France et qui ne le sont plus. Je refuse que la France soit assimilée à un pays qui a gardé des réflexes coloniaux ». Ce second argument ne tient pas non plus, à moins d’admettre l’incohérence et la contradiction comme lignes de conduite. En effet, la grille de lecture proposée par le président de la République ne se vérifie nullement dans le cas de la Côte d’Ivoire : chef d’Etat de l’ancienne puissance coloniale, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à manifester sa préférence pour l’un des candidats à l’élection présidentielle, avant d’exprimer – avec véhémence – sa volonté de voir Laurent Gbagbo quitter le pouvoir. Un acte patent d’ingérence et en contradiction avec l’argumentation développée pour justifier son silence dans le cas de la Tunisie.

La concurrence franco-américaine

En soi, le nouveau régime qui va émerger de la « révolution » tunisienne sera accompagné d’une reconstruction des rapports entre les deux Etats. Au sein de ces relations bilatérales, la politique tunisienne de la France qui reposait par trop sur des slogans – comme le fameux « miracle tunisien » – et sur un argument fallacieux : le régime de Ben Ali est l’unique rempart à l’islamisme. La déconstruction de ce type de discours est le prix à payer pour reconstruire le lien privilégié avec ce « peuple frère ». D’autant que la voix de la France est plus que jamais concurrencée par celle des Etats-Unis.
Outre le rôle qu’auraient joué les Etats-Unis dans le départ de Ben Ali, le président Obama a profité du discours annuel sur l’état de l’Union pour saluer le peuple tunisien, dont « la volonté (…) s’est avérée plus forte que l’étreinte d’un dictateur ». Il est vrai qu’il trouve dans la révolution tunisienne un point d’appui à son discours d’ouverture au monde musulman. En ce sens, le précédent tunisien aura sans nul doute un écho lors de la prochaine campagne présidentielle américaine, au moment où Obama aura à défendre le bilan de sa politique étrangère. Dès le 24 janvier, le secrétaire d’État adjoint chargé des affaires du Proche-Orient, M. Jeffrey Feltman, est arrivé en Tunisie pour des entretiens avec des responsables du gouvernement de transition, des dirigeants politiques et des représentants de la société civile. Cette visite visait à « transmettre le soutien des États-Unis au peuple tunisien » ainsi qu’à faire le point de la transition pour déterminer la manière dont les États-Unis peuvent se rendre utiles. Ce dernier a dit que le gouvernement Obama pourrait ainsi apporter son aide à la transition démocratique, à travers notamment son expertise en matière d’ingénierie électorale en vue de la préparation des élections à venir.

Principal partenaire commercial de la Tunisie, la France tente de réagir pour préserver ses intérêts stratégiques et ses rapports privilégiés avec son ex-protectorat. Par quels moyens ? Le président Sarkozy s’est ainsi engagé à être en première ligne dans la défense de la candidature de la Tunisie en vue d’accéder au rang de partenaire avancé de l’Union européenne. La Tunisie et l’Union européenne (UE), déjà liées par un accord d’association, ont lancé en mai 2010 des négociations en vue d’un renforcement de leurs relations, dans la perspective d’un « statut avancé » qui serait accordé par l’UE. La reconnaissance d’un tel statut – dont le Maroc bénéficie actuellement – permettrait d’intensifier le dialogue politique et les relations commerciales entre Bruxelles et Tunis afin de favoriser l’emploi, la bonne gouvernance économique et la modernisation de la justice.
La volonté de la France de reconstruire ces rapports bilatéraux sur des bases partiellement renouvelées est symbolisée par la nomination d’un nouvel ambassadeur de France en Tunisie : Boris Boillon, ancien conseiller du Président Nicolas Sarkozy et ambassadeur à Bagdad depuis mai 2009. Cet homme de confiance du chef de l’Etat aura pour mission de réorganiser l’ambassade de France, de conforter les rapports stratégiques et commerciaux entre les deux Etats et d’établir un lien privilégié avec la future équipe dirigeante. Celle-ci fera-t-elle payer l’attitude de la France durant la révolution populaire à l’origine de son accession au pouvoir ? Si toute « glaciation » des rapports avec la France ne serait pas dans l’intérêt de l’Etat tunisien, le peuple risque pour sa part de garder encore longtemps à l’esprit le silence tenu par l’ancienne puissance coloniale.
Enfin, la reconfiguration des rapports entre les deux bords de la Méditerranéen est de nature à relancer ou au contraire à freiner – un peu plus – l’Union pour la Méditerranéen. En ce sens, l’avenir de ce projet politique est désormais lié à la destinée de la Révolution tunisienne.
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