ANALYSES

Etats et guerres de rues en Amérique latine

Tribune
27 janvier 2011
Un retour en arrière s’impose. Les gouvernements latino-américains des années 1980, avaient, on l’a oublié, consciencieusement appliqués les conseils venus des organisations financières internationales les encourageant à privatiser leurs avoirs. Le Consensus de Washington, nom générique des politiques visant à ouvrir les économies, et à mettre aux enchères les services publics, s’est soldé, on le sait, par un fiasco économique et social. Il a par ricochet été à l’origine de bouleversements politiques. Chavez au Venezuela, Colom au Guatemala, Funes au Salvador, Kirchner en Argentine, Lugo au Paraguay, Lula au Brésil, Morales en Bolivie, Vazquez en Uruguay, ont été élus par des électeurs traumatisés par les séquelles du laisser faire, et la brutale progression des inégalités. Les nouveaux responsables de ces pays ont engagé des politiques de raccommodage social, et de relance économique passant par la stimulation de la consommation intérieure. Mais l’insécurité publique, un des legs cachés de la période antérieure, a très vite menacé ces politiques de recomposition nationale. La délinquance sous toutes ses formes est l’une des conséquences les plus insidieuses héritées du Consensus de Washington. L’Etat affaibli par ceux qui en avaient la responsabilité dans les années 1980, a perdu aujourd’hui la maitrise d’une partie de son territoire.

La statistique donne le vertige et permet d’apprécier la portée du sinistre. Les villes latino-américaines sont les plus dangereuses du monde. Le taux de morts violentes est de 229 pour cent mille habitants à Ciudad Juarez au Mexique. Alors qu’il est de 169 à Kandahar en Afghanistan. La mortalité par assassinat a doublé à Medellin, Colombie, en 2009, passant de 1066 à 2186. 13 985 assassinats ont été comptabilisés au Venezuela en 2009. La seule guerre de la drogue a laissé un solde de 15 273 victimes au Mexique en 2010. 16 917 personnes ont été enlevées au Venezuela en 2009, selon l’INE, Institut national de la statistique de ce pays. Plus de 10 000 migrants centraméricains ont été victimes d’enlèvements sur le territoire mexicain en 2010. Plusieurs centaines ont été exécutées par des groupes mafieux. Pour prendre la mesure de ces chiffres, rappelons que le nombre d’homicides en 2009 pour l’ensemble du territoire français a été de 682. Préoccupation supplémentaire pour les autorités ces morts soldent les rivalités territoriales entre groupes rivaux se disputant des zones de non droit. 140 bandes se sont ainsi disputées armes à la main les quartiers périphériques de Medellin en Colombie, – La Quiebra, La Divisa, Juan XXIII, Altos de la Virgen-, en 2010. Le « Commandement rouge », les « Amis des Amis », le « Troisième commandement pur », se contestent le contrôle des favelas de Rio. De façon révélatrice d’une impuissance étatique, d’un abandon territorial, la favela de Rio, Alamão, était surnommée en 2009, la Bande de Gaza. Carlos Gregorio, l’un des patrons des « Commandos Rouges », avait lucidement expliqué l’enjeu et les raisons de l’enracinement de son groupe de la façon suivante : « Nous faisons dans les communautés tout ce que l’Etat a cessé de faire ».

Les Etats ont réagi. Depuis 2006 le président mexicain, Felipe Calderón, a mobilisé l’armée contre les cartels. Des coups ont été effectivement portés aux soldats de la drogue. Mais ces coups, parfois très rudes, ont aiguisé les rivalités entre groupes organisés. Ils ont accentué le degré des violences. L’Etat n’a pas réussi à réaffirmer son autorité de façon significative. Il est vrai que les circuits financiers n’ont pas été touchés. Et que l’approvisionnement des mafias en armements se fait sans difficulté dans les milliers d’armureries installées de l’autre côté de la frontière, aux Etats-Unis. Les autorités locales et fédérales brésiliennes ont décidé elles aussi de reprendre les territoires perdus à Rio. Rio doit accueillir en 2014 la coupe du monde de football. Il convenait de partir à la conquête des favelas. Les assauts spectaculaires des groupes de choc, – des BOPE, ou Bataillons de la Police Militaire-, comme au Mexique ne donnaient pas de résultats durables. Depuis 2009 les autorités ont donc changé leur fusil d’épaule. Une opération combinée, armée-police, a été lancée contre les quartiers proches du stade de Maracana fin novembre 2010, dans la favela Alemão et sur le territoire de sa voisine, Vila Cruzeiro. A peine repris le territoire a été quadrillé par une police de proximité installée à demeure, les UPP, ou Unités de Police Pacificatrices. Les services publics et privés, bancaires, ont immédiatement accompagné la récupération de territoire, effective cette fois-ci. Il reste malgré tout un gros caillou dans la chaussure des autorités. L’auteur de ces lignes a pu constater que les malfrats de Alemão s’étaient repliés un peu plus loin, dans l’énorme favela de Rocinha, voisine de l’Université catholique, et sans doute ailleurs. La récupération des territoires perdus pour réussir devra être globale. Cela suppose d’autres affrontements, sans doute plus violents, plus d’UPP, et donc plus de moyens financiers.

Cela nécessite aussi une coopération renforcée entre Etats de la région, et une responsabilisation des Etats-Unis et des Européens. Le trafic des stupéfiants ne s’arrête pas aux portes des « quartiers » de Ciudad Juarez, et de Medellin. Il est lui aussi comme d’autres transactions régies par la loi de l’offre et de la demande, organisé à l’échelle du monde. Les accords bilatéraux se sont multipliés à cet effet en 2010 : Chili et Pérou, Colombie et République Dominicaine, Costa-Rica et Panama, Mexique et Honduras, Mexique et Salvador. L’OEA, Organisation des Etats Américains a consacré l’une de ses assemblées générales à la sécurité publique.

Mais au final la reconquête, si reconquête il y a, exige, au-delà de la coopération internationale et de la stigmatisation des cartels, la combinaison de politiques policières de proximité et une révolution sociale. Sinon comme le chante Cristian Rey, rapeur d’un bidonville de Buenos Aires, « la 21 », à quelques centaines de mètres du Congrès des députés, « Nos étudiants, nos architectes, nos maçons (..) n’ont pas de futur puisqu’ils sont du bidonville/ Et puisqu’il n’y a pas de justice, nous serons les justiciers/Nous ferons dans notre quartier la loi ».
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