ANALYSES

«Les chars d’Août *», un bilan sans complaisance de la guerre russo-géorgienne

Tribune
13 décembre 2010
Certes les auteurs sont russes, patriotes, et cela se ressent au détour de quelques phrases.
Le terme de « Grande puissance » employé pour décrire la Russie ferait sourire si les Français, tout aussi partiaux ou nostalgiques en ce qui les concerne, avaient des leçons à donner en la matière. Quant aux qualificatifs employés pour décrire le Président de la République Géorgienne, Mikheil Saakachvili, qualifié de « nationaliste, ambitieux, aventuriste… », ils ne laissent guère de doutes sur les sentiments que les experts du CAST nourrissent à son endroit.
Mais à la lumière des appréciations exprimées notamment par l’Union européenne après le conflit, ces propos n’ont rien d’excessif. Comme le rappelle à juste titre Yves Boyer, Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique, qui préface ce travail, « la cause géorgienne eut été mieux servie si le gouvernement en place à Tbilissi n’avait pas été aussi outrageusement lié à certains courants néoconservateurs américains au sein de l’administration Bush. »

Le conflit, les chiffres avancés par le CAST s’appuyant sur de multiples sources fiables en attestent, a été préparé de longue date du côté géorgien.
Lorsque Mikheil Saakachvili prend le pouvoir à Tbilissi après la Révolution des Roses, en janvier 2004, le budget de la défense géorgienne s’établit à 0,7% du PIB. En 2007, il atteint les 8%. Dans le même temps, les dépenses militaires réelles ont été multipliées par un facteur 24,5. Achat massif de matériels, soutien financier de Washington, assistance technique américaine, israélienne, suisse, française (formation des troupes de montagne à Sachkhere)… Tout a été fait cinq ans durant pour faire d’une armée géorgienne, tenant jusque-là de la milice musclée, une force moderne digne de postuler à l’OTAN. En vain.

Car s’il est de bon ton en Occident de se réjouir des pertes consenties par l’armée russe et des lacunes qu’elle a démontré lors de ces opérations, cette guerre « des cinq jours » s’est conclue par une véritable catastrophe militaire pour la Géorgie.
Certes le bilan humain -200 morts, 1 200 blessés- est relativement léger. Mais le potentiel de combat géorgien a été durablement affaibli. Des dizaines de chars, de nombreux autres blindés, plusieurs dizaines de pièces d’artillerie et de missiles anti-aériens ont été capturés par les forces russes. Les bases aériennes du pays ont été gravement endommagées. Quant à la marine géorgienne, elle n’a plus aucun souci à se faire vis-à-vis d’un éventuel achat de BPC français par la flotte russe : capturée dans ses ports, annihilée, elle « a été supprimée en tant qu’armée. » Les forces navales russes opérant depuis Novorossïisk et Sébastopol au large des côtes abkhaze et géorgienne n’ont même pas eu à combattre.

Cette victoire-éclair, la Russie la doit à l’amateurisme du pouvoir géorgien sur les plans diplomatique et militaire. Tbilissi, sûr de l’appui de Washington, s’est comporté comme s’il était certain que la Russie n’interviendrait pas, soulignent les auteurs. La plupart des armements modernes acquis récemment n’avait pas encore été mise en dotation au sein des unités au début de l’offensive. Les unités qui ont pénétré en Ossétie du Sud ne possédaient même pas un dispositif anti-aérien suffisant.

Pourtant, les Russes ont perdu six avions de combat, un chiffre élevé en cinq jours d’opérations contre un adversaire modeste. Mais ces pertes s’expliquent surtout par un taux très élevé de tirs fratricides, qui représentent 50% des pertes. Faute de capacités d’identification Friend or Foe , d’une coordination interarmées efficace, de reconnaissances bien menées, de moyens de communication modernes, l’armée russe a une fois encore foncé droit devant elle, multipliant les incidents de ce genre. Sourde et aveugle. « Sais-tu ce que c’est notre système C4ISR ? C’est quand nous scotchons quatre radios ensemble », confiait il y peu un officier supérieur russe non dénué d’humour à l’auteur de ces lignes. ..
Pourtant, soulignent à juste titre les experts du CAST, les troupes russes qui ont été engagées sur les fronts d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, étaient parmi les plus expérimentées. Issues des forces de la région militaire du Caucase du Nord, elles avaient des années d’expérience en Tchétchénie. Véritable laboratoire de l’armée rouge, elles étaient les premières à passer d’une organisation divisionnaire à une structure de brigades censée leur donner plus de souplesse. Et c’est là que le bât blesse : Censées figurer l’élite, elles n’avaient guère d’autres atouts que leur courage et une solide puissance de feu. Leur combat n’a pas été celui d’une armée high-tech. Il a été celui d’une troupe rustique, capable de s’adapter très rapidement à des conditions difficiles, opérant suivant les mêmes modes d’action que lors de la « Grande guerre patriotique ». L’équipe du CAST le démontre sans complaisance.

Du point de vue de l’armement, en premier lieu, les Russes ont combattu des Géorgiens mieux armés qu’eux.
Une part non négligeable du corps blindé était constitué de chars T-62, gamme de blindés qui, rappelons-le, entra en service cinq ans avant le premier AMX-30 français. Les forces aériennes étaient quant à elles équipées d’appareils obsolètes, Sukhoï-24 et 25, Tupolev-22M3, conçus dans les années 70 et 80. Faute de capacités de frappes précises, il a fallu recourir au marteau-pilon pour écraser la mouche : Moscou n’a pas hésité à employer des missiles sol-sol capables d’emporter des têtes nucléaires, les Trotchka-U (Code OTAN SS-21 Scarab) et Iskander (SS-26 Stone), contre la base navale de Poti, la base aérienne de Marneouli et l’agglomération de Gori. Avec pour résultat inévitable des victimes civiles et de multiples dégâts collatéraux. Bref, pour pallier aux insuffisances techniques, on est passé en force en recourant ponctuellement, localement, à une version « light » du Trommelfeuer que les artilleurs russes ont toujours affectionné.
Et les matériels ne sont pas seuls en cause. Des défaillances ont également été notées sur le plan humain, là où l’on s’y attendait le moins, au niveau des Kontratniki , les engagés volontaires. « Un bon paquet d’entre eux rentrent dans l’armée pour la gamelle. Ils ont des copines, quelquefois des enfants… Alors quand on leur dit de monter au feu, ils ne se pressent pas. Les appelés, plus jeunes, plus inexpérimentés aussi, sont en fait plus mordants… », soupire un cadre. La professionnalisation n’est donc pas nécessairement un must, en Russie ou ailleurs.

La guerre est aujourd’hui terminée depuis deux ans.
Mikheïl Saakachvili s’est engagé fin novembre à ne pas recourir à la force pour récupérer les territoires perdus d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie. Du point de vue géorgien, les conséquences de l’échec ont sans doute été tirées : la grenouille ne peut pas se faire aussi grosse que le bœuf et l’OTAN s’éloigne à grands pas.
Au niveau russe en revanche les leçons du conflit n’ont semble-t-il pas porté. Si le CAST note le rééquipement des troupes du Caucase avec des matériels de dernière génération, chars T-90A ou BMP-3, il constate aussi que certains défauts se sont encore aggravés. L’armée de l’air russe dispose de moins en moins de bombardiers compte tenu du retrait progressif des Sukhoï-24. En conséquence, elle doit faire voler davantage encore les appareils qui lui restent, déjà usés jusqu’à la corde. Alors qu’on lui promet, d’ici une demi-douzaine d’années, un avion de combat multi-rôles de cinquième génération, le T-50, elle aimerait surtout obtenir du concret, à savoir le Sukhoï-34, dont l’entrée en service s’effectue au compte-gouttes. Ce déficit capacitaire est grave : dans l’hypothèse d’un nouveau conflit, estiment les auteurs, il faudra pallier à l’insuffisance de l’aviation par un usage accru de missiles sol-sol. Avec tous les risques d’escalade que cela comporte.
Du point de vue humain, le bilan est également dramatique. Confrontée à une profonde crise démographique l’armée russe peine de plus en plus à recruter. Les rares conscrits et Kontraktniki étant dirigés en premier lieu vers les troupes du MVD, le ministère de l’intérieur, les forces classiques n’en touchent que le reliquat, insuffisant du point de vue quantitatif et qualitatif. Réduction des effectifs du corps des officiers et Praportchiks , cadres sortis du rang, abaissement de la durée du service actif à douze mois, tous les ingrédients sont réunis pour que les unités soient encore moins motivées, moins opérationnelles… Sans oublier, alerte le CAST, les risques de corruption induits au sein d’une armée qui se sent abandonnée.

Manque de matériels, constantes réductions d’effectifs, lacunes capacitaires de plus en plus criantes, démotivation des hommes… De Londres à Vladivostok, une sinistre harmonie s’installe alors que partout ailleurs les budgets de la défense explosent. Condamnées à gérer la pénurie, les armées de cette « vieille Europe » moquée non sans raison par Donald Rumsfeld ne parviennent plus à prendre l’ascendant même dans le cadre des conflits les plus traditionnels.
Nous le constatons en Afghanistan.
Pukhov, Barabanov, Lavrov et Tselouïko le démontrent sur le théâtre du Caucase.

*« Les chars d’Août », sous la direction de Ruslan Pukhov. Editions du Center for Analysis of Strategies and Technologies.