ANALYSES

Cuba et les Occidentaux : Une restructuration nécessaire tout autant qu’incertaine

Tribune
21 juillet 2010
Le comment et le pourquoi de l’évènement restent encore peu compréhensible. Tout au plus a-t-on pu noter une prise de contact, d’autorités cubaines avec l’Eglise, le Vatican, et l’Espagne de façon apparemment non préparée à partir du 19 mai 2010. L’Eglise semble avoir fait le premier pas. Le gouvernement cubain y a répondu. Un soutien a été rapidement apporté par la diplomatie vaticane et le ministère espagnol des Affaires étrangères. Le secrétaire d’Etat, Dominique Mamberti, a effectué une visite de cinq jours à la mi-juin 2010. Et Miguel Angel Moratinos, ministre espagnol des Affaires étrangères, a rencontré à Paris son homologue cubain, le 8 juin 2010. Le 7 juillet il a accompagné la décision annoncée par l’archevêché de La Havane et relayée sans commentaire par les organes officiels d’information (1). Les témoignages ultérieurs des libérés confirment le consentement sans parole des autorités. Ils auraient, selon leur propos, été informés depuis leur lieu de détention téléphoniquement de leur prochaine libération par un représentant de l’épiscopat cubain.

Au-delà tout n’est que conjecture. Les optimistes et les volontaristes spéculent sur de nouvelles libérations voire sur des évolutions annonçant une transition vers une autre forme de régime. Les pessimistes et les réalistes des deux bords considèrent qu’il s’agit d’un geste humanitaire, qui n’ira pas plus loin. L’Eglise, l’Espagne, et certains groupes de dissidents figurent dans le camp des optimistes. L’Allemagne, la France, la République tchèque, les Etats-Unis, la dissidence la plus dure et les conservateurs du PC cubain sont dans l’autre bord.

Qui a raison ? Qui aura tort dans quelques mois ? La réponse est difficile, s’agissant de tractations concernant l’un des régimes, Cuba, les moins transparents de la planète. Une certitude l’immobilisme, celui du gouvernement et du parti communiste cubains, comme la rigidité doctrinale des Occidentaux, ne feraient que perpétuer une impasse porteuse d’incertitudes géopolitiques dommageables à tous. Proche, à 90 milles des Etats-Unis, porteuse de valeurs tout à la fois dévaluées et romantiques, Cuba ne laisse pas indifférent et alimente les passions. La mort en grève de la faim d’un prisonnier d’opinion ordinaire, Orlando Zapata Tamayo, le 23 février 2010, la grève de la faim d’un journaliste, Guillermo Fariñas, exacerbaient les rapports entre Cubains et Européens. Ce climat politique et culturel particulier ne facilitait pas apaisement, normalisation et éventuelles évolutions.

Les Européens, hier, dans les années 1960-1970, enthousiastes du « Che », de Fidel et des barbudos , ont au tournant du millénaire viré de bord. La chute du mur de Berlin a marqué la fin d’une époque, celle de la guerre froide et de la coexistence pacifique. L’ingérence humanitaire est devenue le maître mot d’une diplomatie occidentale offensive et décomplexée retrouvant les élans ayant accompagné l’essor colonial de la Belle époque. Cuba a pris dans ce contexte une place de choix théorisée par l’espagnol José Maria Aznar. Théoricien de l’Europe atlantique et atlantiste, sa conception du monde a été confortée quelques années plus tard par l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenne. La nouvelle Europe ainsi définie a été officialisée en 2003 par le sommet des Açores. Cuba, en a été l’un des dénominateurs communs. Les Peco, et plus particulièrement la République tchèque, ont depuis été à la pointe de ce combat. Il est aujourd’hui devenu celui de la « vieille Europe », celui de l’Allemagne et de la France, en 2003 encore réticentes à rejoindre le consensus défini et orchestré de Bruxelles par Washington. L’Europe donc conditionne depuis le 2 décembre 1996 sa relation à Cuba à une évolution de sa gouvernance (2). L’Espagne depuis a changé de ligne politique sur Cuba. Elle demande la suspension de la décision commune prise en 1996 par le Conseil. Derrière ce changement il y a des considérations de politique intérieure espagnole. Mais il y a aussi un questionnement à tête multiple. L’Europe peut-elle réduire son ambition à suivre les décisions prises par un pays tuteur, bien qu’ami, les Etats-Unis ? L’Europe et les Etats-Unis à l’heure où émergent en Amérique latine, en Asie et en Afrique, des puissances concurrentes, peut-elle perpétuer le discours conquérant et moraliste des premières années d’après guerre froide ? Un discours qui d’ailleurs n’est plus d’actualité à Washington comme à Bruxelles, en ce qui concerne un certain nombre de grands pays, communistes ou non, ne partageant pas le système de valeurs des Occidentaux. Pas plus l’Europe que les Etats-Unis ne proposent de conditionner leurs relations économiques et commerciales avec l’Arabie ou la Chine au respect des droits de l’homme et des libertés démocratiques. Il y a là de toute évidence un double discours supposant une mise en cohérence. L’option espagnole, celle d’un dialogue permanent et sans condition préalable avec les Cubains, rappelle celui convenu en 1975 à Helsinki entre Est et Ouest. Il comportait pour ceux qui s’en souviennent une troisième corbeille, à l’origine de retombées inattendues et fructifères.

L’immobilisme n’apporte pas plus aux autorités cubaines la garantie de rester au pouvoir. L’économie planifiée n’a jamais été en mesure d’assurer un niveau de production suffisant. Certes le développement est affecté par la perpétuation de l’embargo nord-américain. Mais avant-hier subventionnée par le bloc soviétique la difficulté avait été tournée avantageusement. Aujourd’hui encore l’économie cubaine bénéficie de livraisons pétrolières à prix préférentiels de la part du Venezuela. Que l’une ou l’autre de ces béquilles extérieures viennent à manquer et le système vient à s’étouffer. Entre URSS et Venezuela, dans les années 1990 le pays s’était enfoncé dans une crise ayant alimenté le sauve qui peut de milliers de personnes qui avaient pris la mer en direction de la Floride. Le gouvernement avait dans l’urgence en 1993 restauré de façon désordonnée l’économie de marché. La montée en puissance de l’aide vénézuélienne avait permis de refermer partiellement cette NEP, qualifiée localement de « période spéciale ». Le Venezuela est aujourd’hui en crise. Rien ne garantit la permanence de Hugo Chavez au pouvoir. La crise en Europe a ralenti le flux de touristes et de devises. La crise aux Etats-Unis a également affecté le niveau des dollars envoyés par les Cubano-américains à leurs familles restées au pays. Le parti communiste cubain est une nouvelle fois au pied du mur. En 1995, les économistes du Centre d’Etude des Amériques (CEA) avait mis le doigt sur la plaie et proposé des solutions, certes hétérodoxes, mais qui tentaient de rendre compatible économie de marché et préservation des acquis sociaux de la révolution. « Il faut dés aujourd’hui et maintenant » , écrivaient alors les auteurs de cet essai (3), « récupérer la viabilité économique, (..), et grâce à la croissance retrouvée préserver la justice sociale et l’indépendance nationale. (..) De notre point de vue cela suppose une profonde restructuration (..). Le socialisme n’élimine pas la question économique.(..) La construction du socialisme ne suppose pas la négation du marché. » . A l’époque le PCC sous la férule de Raúl Castro avait condamné ces théories jugées subversives. Leurs auteurs avaient du s’expliquer et avaient été dispersés. Les statuts du CEA précisent bien aujourd’hui que la rigueur scientifique de ses travaux s’inscrit dans le cadre défini par le parti. Pourtant le sinistre économique actuel ne sera de toute évidence pas solutionné par la libération de dissidents, inconnus de la population. Certes les libérés ont une notoriété européenne. A terme Cuba peut en espérer des retombées économiques. Mais cet air et ces euros éventuellement venus d’Europe suffiront-ils à remplir la marmite du Cubain moyen ? La restructuration de l’économie, cauchemar du pouvoir, est bel bien à l’ordre du jour de sa feuille de route.

(1) Note de presse d’Orlando Márquez Hidalgo, archevêque de La Havane et Prensa latina, 7 juillet 2010, Granma, 8 juillet 2010
(2) 96/697/PESC : Position commune du 2 décembre 1996 définie par le Conseil sur la base de l’article J.2 du traité sur l’Union européenne, relative à Cuba
(3) Julio Carranza Valdés, Luis Gutiérrez Urdaneta, Pedro Monreal González, « Cuba, la restructuración de la economia », La Havane, Editorial de Ciencias sociales, 1995