ANALYSES

L’Union européenne en panne d’avenir

Tribune
18 juin 2010
A l’instar de la célébration des soixante ans de la déclaration Schuman, un autre rendez-vous européen est également passé inaperçu au début du mois de mai : la remise de son rapport par le groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe présidé par l’ancien Premier ministre espagnol, M. Felipe González (1) . Il ne s’agissait pas cette fois de revenir sur le passé de la construction européenne, mais de se projeter dans le futur et de réfléchir à l’évolution de l’Union européenne au cours des vingt prochaines années. Le rapport aurait dû être évoqué par les chefs d’État et de gouvernement lors du Conseil européen des 17 et 18 juin à Bruxelles. Il n’est pas certain que le règlement des différends du moment leur en laisse le temps.

Redonner un « sens » à la construction européenne

L’initiative de la création de ce groupe de réflexion revient au président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, au second semestre 2007. Il fut entériné par le Conseil européen de décembre 2007, non sans qu’au préalable, certains États membres aient fait part de leurs réticences quant à l’opportunité d’un tel groupe de travail et, surtout, sans qu’ils aient largement revu les ambitions françaises initiales. Le contexte européen de l’époque, à savoir la signature du traité de Lisbonne, laissait penser que l’UE se sortait enfin de son long processus de réformes institutionnelles et qu’une réflexion sur le sens de la construction européenne devait voir le jour.
Dans l’esprit des autorités françaises, les travaux du comité devaient mettre l’accent sur la question des frontières de l’Europe, et donc, en creux, aborder la question de l’adhésion de la Turquie. Peu enthousiaste à l’idée d’un mandat aussi réducteur, nombre d’États membres de l’UE, le Royaume-Uni et les pays d’Europe de l’Est en tête, ont œuvré avec succès pour que le mandat donné au groupe de réflexion soit élargi sans pour autant porter ni sur la question des frontières de l’UE ni sur celle de l’élargissement. Les conclusions du Conseil européen du 14 décembre 2007 fixaient ainsi le mandat du groupe de réflexion :
« Afin d’aider l’Union à anticiper et à faire face plus efficacement aux difficultés à long terme (c’est-à-dire à l’horizon 2020-2030), le Conseil européen crée un groupe de réflexion indépendant. En prenant comme point de départ les défis énoncés dans la déclaration de Berlin du 25 mars 2007, ce groupe est invité à répertorier les questions et les évolutions fondamentales auxquelles l’Union est susceptible d’être confrontée et à étudier les solutions à y apporter. On citera notamment le renforcement et la modernisation du modèle européen, qui concilie réussite économique et solidarité sociale, l’accroissement de la compétitivité de l’UE, l’État de droit, le développement durable en tant qu’objectif fondamental de l’Union européenne, la stabilité mondiale, les migrations, l’énergie et la protection du climat ainsi que la lutte contre l’insécurité mondiale, la criminalité internationale et le terrorisme. Il conviendrait d’accorder une attention particulière aux moyens de mieux s’adresser aux citoyens et de répondre à leurs attentes et à leurs besoins. »(2)

Le mandat donné au groupe de réflexion évacuait ainsi les questions institutionnelles – censées être réglées avec le traité de Lisbonne –, celles liées aux frontières et au futur cadre financier de l’UE. Les « sages » avaient donc tout loisir de passer en revue dans leur rapport les grandes problématiques économiques, démographiques, environnementales, sécuritaires et internationales auxquelles l’UE sera confrontée au cours des prochaines décennies. Rendu d’autant plus difficiles en raison des effets de la crise en Europe, le rapport n’évite pas les écueils inhérents à un tel travail. Les lecteurs ne trouveront pas dans ce document de quoi redonner un peu de souffle à la construction européenne, mais plutôt un catalogue de mesures qu’il faudrait que l’UE adopte pour répondre au mieux aux défis du XXIe siècle. Par-delà la qualité des personnalités qui ont contribué à ce rapport, et comme souvent dans ce genre d’exercice, le résultat nous renseigne finalement moins sur l’Europe de demain que sur celle d’aujourd’hui.

Des airs de déjà lu

La composition définitive du groupe de réflexion ayant été adoptée lors du Conseil européen d’octobre 2008 (3) , c’est donc en pleine crise financière mondiale que les travaux du comité de réflexion ont commencé en décembre 2008. Dix-huit mois plus tard, c’est en pleine crise monétaire et économique européenne que les douze personnalités issues du monde politique, économique, syndical et universitaire européen ont remis leurs conclusions. Alors que les incertitudes sur l’euro n’ont jamais été aussi grandes et que les tensions entre États européens au sujet des mesures à adopter pour coordonner leur politique économique et budgétaire n’ont jamais été aussi palpables, le rapport sur l’avenir de l’Europe risque bien de subir les conséquences de l’urgence dans laquelle se trouvent engagés les États membres de l’UE. L’agenda politique qui pouvait justifier une telle réflexion ayant changé, la réception de ce travail suscite moins d’intérêts.
Malgré ses références conceptuelles académiques (« multilevel governance », « capability expectations gap »(4) , etc.), le rapport se veut moins analytique que tourné vers l’action. Et si parmi les propositions formulées dans le rapport, certaines trouveront grâce aux yeux des dirigeants européens, notamment en matière de gouvernance économique de l’UE, elles peinent cependant à projeter l’UE dans les vingt prochaines années et à inventer un nouveau futur à l’UE. Ce qui ressort surtout de ce rapport, c’est l’impression de déjà lu et de déjà entendu. Une reproduction de discours, de mots d’ordre, de constats, de propositions qui travaillent le champ politique européen depuis plusieurs années déjà, et dont l’effet majeur sera de l’alimenter à nouveau, tout en lui donnant une visée prospective cette fois. Que les propositions fassent la part belle à des pratiques plus intergouvernementales dans certains domaines et davantage communautaires dans d’autres, ou qu’elles trahissent une vision plus économique (libre-échangiste) que politique de l’Union importe peu à la limite. Les propositions de ce rapport ne font en effet que répéter des schèmes et des catégories de pensée qui structurent déjà les débats européens en la matière et qui délimitent un espace de solutions archiconnues. Et c’est là, peut-être, le véritable enseignement de ce rapport : nous révéler l’incapacité des Européens à modifier le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, leur incapacité, en somme, à produire et à faire émerger d’autres discours sur leur propre avenir.
Ni la crise du système financier et économique mondial, ni les nouveaux rapports de force mondiaux, et encore moins les difficultés politiques à réformer l’UE au cours des dix dernières années ne semblent avoir affecté la nature du discours général que les acteurs politiques et institutionnels européens portent sur le processus d’intégration européenne. Alors que la réalité européenne semble pourtant de moins en moins correspondre à ce discours et que la solidarité entre États européens s’affaiblit à mesure que leurs divergences de vue s’accroissent, le champ des possibles européens demeure circonscrit à un ordre de discours reconduisant en permanence ses mêmes structures fondamentales.
Trois thématiques abordées dans le rapport sur l’avenir de l’Europe à l’horizon 2030 semblent caractéristiques des difficultés à penser l’Europe de demain sans reconduire des discours et des propositions déjà connus : le modèle économique et social européen, développé dans la première partie du rapport, le rôle de l’Union sur la scène internationale et le rapport aux citoyens européens, développés dans les deux dernières parties.
En matière économique et sociale, le thème de la préservation du « modèle social européen » ou, mieux encore, le thème de la gouvernance économique de l’UE est symptomatique de ces débats qui occupent le devant de la scène européenne de manière récurrente depuis de nombreuses années. Ainsi, l’idée contenue dans le rapport d’une coordination économique accrue qui consisterait à « confier au Conseil européen la responsabilité de piloter la coordination économique, en respectant pleinement le rôle de la Commission et en étroite coopération avec le Parlement européen, la Commission elle-même et d’autres institutions économiques compétentes ; [et à] renforcer et étendre les responsabilités de l’Eurogroupe en matière de coordination pour ce qui est de la gestion interne et externe de l’union monétaire » ne fait que relayer un débat ancien et actuel entre Européens. Celui-là même qui sera débattu au cours du Conseil européen des 17 et 18 juin.

Cette situation entretient ainsi le sentiment que les propositions d’hier, d’aujourd’hui ou de demain ne sont que la répétition du même et contraignent l’UE à des décisions sans envergure et sans imagination. A force d’être répétées, ces propositions acquièrent finalement la force de l’évidence, sans pour autant que soient questionnés le problème ou l’ambition auxquels elles sont censées répondre.
On retrouvera un dispositif de répétition identique s’agissant de la nécessité pour l’UE de « parler d’une seule voix sur la scène internationale » ou encore de « rapprocher l’UE de ses citoyens ». Des formules qu’il faudra s’habituer à entendre encore longtemps.


(1) Projet pour l’Europe à l’horizon 2030. Les défis à relever et les chances à saisir->http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cmsUpload/Reflection_FR_web.pdf], Rapport du [groupe de réflexion au Conseil européen sur l’avenir de l’UE à l’horizon 2030, mars 2010. Rapport remis le 8 mai 2010 au président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy.
(2) http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_Data/docs/pressdata/fr/ec/97672.pdf
(3) Le groupe est alors composé de : Felipe González (président), Vaira Vike-Freiberga (vice-présidente), Jorma Ollila (vice-président), Lykke Friis, Rem Koolhaas, Richard Lambert, Mario Monti, Rainer Münz, Kalypso Nicolaïdis, Nicole Notat, Wolfgang Schuster et Lech Walesa (http://www.reflectiongroup.eu/members/).
(4) « Gouvernance multiniveaux », « écart entre les attentes et les capacités de l’Union sur la scène internationale ».
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