ANALYSES

Turquie, Brésil, émergence d’un nouveau monde ?

Tribune
14 juin 2010
Le voyage effectué par le chef de l’Etat brésilien à l’issue d’un déplacement inédit au Proche-Orient, apporte un premier élément de réponse. Tout comme le silence radio des participants au Quatuor (Etats-Unis, ONU, Union européenne, Russie), chargés depuis de longues années d’inventer un règlement au conflit israélo-palestinien, et qui ont ignoré l’initiative. « Mais pourtant avait déclaré, Ignacio Lula da Silva, pourquoi pas moi, pourquoi pas le Brésil, n’auraient-ils pas leur mot à dire sur un problème qui empoisonne durablement la paix de tous ? » Après tout, ceux qui ont la responsabilité du dossier n’ont jusqu’ici pas réussi à trouver les clefs de la paix.

Cet affichage diplomatique hors zone du Brésil, longtemps considéré comme une puissance au mieux régionale, a trouvé un écho euro-asiatique en Turquie. Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui a négocié avec le président brésilien le compromis nucléaire signé par et avec le président iranien le 17 mai, vient d’effectuer une visité officielle inédite en Amérique du sud. Il s’agit en effet d’une première. Jamais jusqu’ici un responsable turc de ce niveau n’avait effectué un périple sud-américain. Commencée au Brésil le 25 mai, la visite devait se poursuivre pendant quelques jours en Argentine et au Chili. Mais le maire de Buenos Aires, Mauricio Macri, étoile montante de la droite locale, cédant aux exigences d’électeurs d’origine arménienne, en refusant de participer à un dépôt de fleurs au pied d’une statue du père de la Turquie moderne, Atatürk, dans le parc Jorge Newbery, a provoqué la suspension de l’étape argentine. Les commandos israéliens en attaquant un bateau battant pavillon turc au large de Gaza, ont imposé un retour précipité en Turquie du premier ministre Erdogan et l’abandon de la partie chilienne de cette tournée.

Ce n’est, selon toute vraisemblance que partie remise. Ce déplacement latino-américain n’avait en effet rien d’un impromptu. Il venait confirmer la convergence matérialisée à Téhéran avec Brasilia fruit d’une volonté partagée de faire bouger les rapports de force et la gestion du monde. Brésil comme Turquie ont pris conscience de leur montée en puissance économique. Tous deux entendent bien que leur émergence, saluée et reconnue par les investisseurs occidentaux, leur donne un droit d’entrée au directoire des grandes affaires diplomatiques. Les deux pays partagent l’ambition d’accéder comme membres permanents au Conseil de sécurité des Nations unies. Ils ont appris à se connaître et à mesurer le parallélisme de leurs exigences au sein de l’OMC. Elles leur ont permis à l’un comme à l’autre d’accéder au G-20. Ils sont logiquement passés depuis quelques mois au stade de la coopération diplomatique active. Celle-ci suit un mode opératoire éprouvé dans les enceintes commerciales internationales depuis quelques années. Le Brésil, avec l’Afrique du sud et l’Inde, avaient en 2003 mobilisé une vingtaine de pays importants d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Ils avaient ainsi réussi à bloquer toute prise de décision unilatérale par la Triade (Etats-Unis, Japon et Union européenne). Brésil et Turquie aujourd’hui s’efforcent d’inventer une coalition de même type permettant d’opposer sur le contentieux nucléaire iranien une autre ligne de pente que celle proposée par les puissances installées. A Rio Brésil et Turquie étaient réunis avec les pays membres de l’Alliance des civilisations.

Le gouvernement turc actuel agacé par les atermoiements européens concernant sa demande d’adhésion à l’Union, tout en respectant ses engagements occidentaux, et fort de sa croissance économique, a décidé de réactualiser les ambitions globales de l’Empire ottoman. Cette ambition passe donc aussi par l’Amérique latine. Le Brésil en constitue naturellement le point d’appui privilégié. Mais à côté et parallèlement, une politique latino-américaine a été mise en place par la Turquie depuis quelques années. La relation avec le Mexique, Etat laïque, avait seule été privilégiée jusque-là. Ce rapport a été maintenu et enrichi, les deux pays étant conjointement membres non permanents du Conseil de sécurité en 2009 et 2010. Le premier ministre turc a effectué un déplacement officiel à Mexico en décembre 2009. Mais des liens commerciaux et diplomatiques ont été établis avec d’autres pays. A l’occasion d’un entretien à Davos en Suisse, Recep Tayyip Erdogan avait annoncé au président colombien, Alvaro Uribe, la prochaine ouverture d’une légation turque à Bogota. Des ambassades turques ont été ouvertes en Colombie et au Pérou en 2010. Le président Oscar Arias du Costa-Rica, prix Nobel de la paix, a visité Ankara en 2009. Il s’agissait là de la première visite jamais effectuée en Turquie par un chef d’Etat centraméricain. Un traité commercial et de libre échange a été signé en 2006 avec la Colombie, en 2008 avec le Mercosur et en 2009 avec le Chili. Un traité de même type pourrait être négocié prochainement entre Turquie et Pérou. Un accord de coopération politique a été signé par la Turquie avec l’Uruguay et ultérieurement le Venezuela en 2009 également.

Signe des temps, le ministre turc des affaires étrangères, Ahmad Davood Uglu, a prononcé en 2009, en présence du président brésilien, un discours fondateur à l’occasion de l’inauguration du Centre de recherche sur l’Amérique latine de l’Université d’Ankara. Il a notamment justifié la rationalité de l’intérêt turc pour l’Amérique latine de la façon suivante : «L’Afrique et l’Amérique latine constituent les deux axes du nouveau panorama de la politique extérieure turque (..) L’Amérique latine joue un rôle particulièrement important dans la conversion de l’influence turque du régional au mondial ». A bon entendeur…