ANALYSES

L’ambiguïté des rapports politico-financiers entre l’Union européenne et les Etats membres

Tribune
4 juin 2010
La question financière demeure une source de tension au sein de l’Union européenne. L’histoire du budget européen est ponctuée de crises financières et politiques opposant les États membres, les États membres et les institutions de l’Union, voire ces dernières entre elles. Le principe d’autonomie financière est souvent au cœur de ces confrontations dont l’enjeu pour l’Union européenne est de disposer de ressources suffisantes pour mener à bien les politiques et atteindre les objectifs fixés par le traité CE. En ce sens, le principe d’autonomie financière de l’Union européenne est consubstantiel au système des « ressources propres ». Le choix de l’appellation annonce d’ailleurs l’ambition fondamentale de ce mécanisme : un financement indépendant de toutes contributions volontaires décidées discrétionnairement par chaque État membre. Ce principe traduit-il la réalité des rapports entre État membre et finances de l’Union ?

Les ressources propres constituent des recettes (fiscales ou non) affectées une fois pour toutes à l’Union européenne pour financer son budget. Elles reviennent de plein droit, sans nécessiter une décision ultérieure des pouvoirs publics nationaux. En conséquence, les ressources propres sont considérées comme transférées ab initio , sans que cela nécessite une quelconque autorisation parlementaire. Les Etats membres doivent soustraire de la loi des finances l’ensemble des sommes versées au budget de l’Union. Les ressources propres ne doivent plus transiter par le budget national de l’Etat membre. Maintenir dans les budgets nationaux des ressources propres traditionnelles est une violation du droit de l’Union. L’adoption de ce système par les Etats membres eux-mêmes consacre la perte du pouvoir financier d’autorisation du Parlement sur un volume substantiel de recettes de l’Etat. Pourtant, dans d’autres Etats membres, leur versement apparaît encore dans la loi des finances et fait l’objet d’un débat et d’un vote du Parlement. Certains droits nationaux continuent d’assimiler les prélèvements communautaires soit à des recettes, soit à des dépenses de l’Etat. Elles semblent ainsi faire l’objet d’une autorisation tant pour la perception que pour le versement à l’Union. De tels dispositifs nationaux sont entachés d’une présomption d’irrégularité au regard du droit de l’Union.

En France, le recours au mécanisme de « prélèvement sur recettes » maintient un lien formel avec le budget national. Le gouvernement use à cette fin de la formule équivoque du « prélèvement sur recettes » pour comptabiliser dans la présentation budgétaire de la loi de finances annuelle les ressources propres allouées à l’Union européenne. En officialisant la technique du prélèvement sur recettes, la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (L.O.L.F.) confère un fondement juridique à la pratique coutumière. L’article 6 alinéa 4 de la L.O.L.F. consacre en effet le vote du Parlement sur un article spécifique relatif au prélèvement communautaire. Si cette disposition de la loi organique du 1er août 2001 n’introduit pas, dans les faits, une innovation considérable, elle fait figure d’exception aux principes fondamentaux du droit budgétaire français. Le législateur organique institutionnalise la pratique du vote d’un article spécifique évaluant le montant du prélèvement au profit de l’Union européenne, mais n’envisage pas la moindre différence de traitement entre les ressources propres traditionnelles et les ressources T.V.A. et P.N.B. L’article 34 de la loi organique du 1er août 2001 précise que la première partie de la loi de finances de l’année « évalue » chacun des prélèvements mentionnés à l’article 6.

L’ambiguïté sur la nature de l’intervention du Parlement en la matière n’est pas totalement levée par l’article 6 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances. Outre le fait que ladite loi – au regard de la technique budgétaire – assimile les Communautés européennes aux collectivités territoriales, celle-ci suspend officiellement le versement des ressources propres au bon vouloir des parlementaires et réduit les Communautés européennes à de simples bénéficiaires d’une libéralité de l’Etat. La lecture de l’alinéa 4 de l’article 6 (1) laisse penser que les parlementaires auraient la faculté de rétrocéder directement un montant déterminé des recettes au profit des Communautés européennes. En conditionnant « la rétrocession » d’une fraction des ressources propres des Communautés européennes au vote du Parlement, l’article 6, alinéa 4 de la loi organique relative aux lois de finances n° 2001-692 du 1er août 2001, est contraire aux engagements communautaires de la France et à l’article 88-1 de la Constitution.

On peut légitimement s’interroger sur le fondement juridique sur laquelle pourrait se fonder le Parlement pour intervenir sur le montant de la participation française au budget communautaire. Comment amender une recette communautaire fixée par une institution de l’Union, sachant que ce prélèvement n’est ni une dépense de l’Etat ni une recette nationale ? La question s’inscrit dans un cadre plus général encore que celui fixé par les seules obligations juridiques auxquelles sont tenus les Etats membres. Ce sont les rapports entre le Parlement national et les finances de l’Union qui sont en cause. Rappelons qu’en contribuant à soustraire une part substantielle des dépenses de l’Etat au budget général, la technique des prélèvements sur recettes au profit de l’Union européenne altère directement le pouvoir d’autorisation budgétaire du Parlement. Le système des « ressources propres » et les obligations communautaires qui en découlent ôtent au Parlement une part non négligeable de son pouvoir d’autorisation budgétaire. Or l’autorisation budgétaire constitue l’une des prérogatives essentielles du Parlement. Son pouvoir financier repose sur des fondements constitutionnels explicites. Dans ce contexte, le Parlement français peine encore à accepter la logique de l’« intégration financière » et même le principe de l’autonomie budgétaire de l’Union européenne.

Le mythe de la souveraineté parlementaire pourrait laisser croire à un pouvoir annuel d’autorisation quant à la mise à disposition des ressources propres par le gouvernement à la Commission européenne. Ainsi, en votant l’article d’équilibre, le Parlement procèderait à un vote d’autorisation de prélèvements sur recettes de l’Etat membre au profit de l’Union européenne. En augmentant la confusion en matière de compétences financières respectives des autorités nationales et communautaires, le Parlement semble tenté par l’affirmation politique d’un pouvoir d’autorisation dont il ne jouit plus juridiquement. Du reste, l’éventualité d’un vote négatif est inhérente à toute mise aux voix : elle est politiquement envisageable et juridiquement possible au regard de la rédaction de l’article 6, alinéa 4 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances. Le Parlement continue de voter l’évaluation de la participation française à l’Union européenne. Or, la capacité d’amender (article 44 de la Constitution) est intrinsèquement attachée au vote. Au vote se trouvent consubstantiellement liées la possibilité de débat et la capacité d’amender ou tout le moins de rejeter ce sur quoi porte le vote. Pourtant, compte tenu des engagements communautaires de la France en la matière, le fait d’« avaliser le principe d’un vote de la représentation nationale sur des recettes qui ne lui appartiennent plus » est irrecevable dans la mesure où « l’idée même de rétrocession d’une recette que l’Etat aurait en quelque sorte encaissée indûment, constitue la négation concrète de toute idée de ressources propres des Communautés européennes »(2). Les prescriptions du droit communautaire tirées du principe de l’autonomie budgétaire de l’Union ne prêtent pas à équivoque sur ce point. La mise à disposition des ressources propres présente un caractère obligatoire, et tout manquement est systématiquement sanctionné. Les obligations de l’Etat membre placent le Parlement dans une situation de compétence liée, qui exclut tout pouvoir d’autorisation parlementaire. Son vote ne saurait, par définition, avoir valeur d’autorisation. Le prélèvement sur recettes au profit de l’Union européenne correspond au volume des ressources fiscales à l’endroit desquelles le Parlement français a perdu tout pouvoir d’autorisation budgétaire. En cas de vote négatif, c’est-à-dire dans l’hypothèse d’un refus parlementaire du versement des ressources propres, l’Etat membre français n’en est pas moins tenu de verser la contribution due. A défaut, il s’expose en outre à une procédure contentieuse communautaire susceptible d’aboutir à une condamnation par la Cour de justice des Communautés européennes (3).

On ne peut ignorer cependant que l’intervention du Parlement national constitue une arme politique pour l’Etat membre. L’intervention parlementaire reste en effet une arme susceptible d’être brandie par le gouvernement, dans une confrontation ouverte avec les autres Etats membres ou avec les institutions de l’Union. En outre, le vote parlementaire n’est pas purement formel. L’existence d’un vote du Parlement exprime la volonté manifeste d’asseoir un contrôle parlementaire national sur les ressources propres des Communautés. Il s’agit d’une forme novatrice de la fonction de contrôle du Parlement, dont la portée reste infime. La technique du prélèvement sur recettes informe le Parlement du montant, de l’évolution et de l’affectation des dotations budgétaires au profit de l’Union européenne. Chaque année la discussion du prélèvement communautaire offre à l’Assemblée nationale et au Sénat l’occasion d’un débat approfondi sur les actions de l’Union européenne : agriculture, politique régionale, initiative de croissance, ressources… Cette séance permet de discuter non seulement du projet de budget européen et de l’évolution de la contribution française, mais aussi de l’avenir de la construction européenne.

Sans que l’on puisse parler d’un alignement pur et simple du régime des « ressources propres » sur celui des contributions étatiques versées à une organisation internationale, l’inclusion des ressources propres traditionnelles dans les budgets nationaux contredit l’ambition du principe de l’autonomie financière de l’Union et traduit l’ambiguïté des rapports financiers Etat membre/UE. Dans ce contexte, afin de ne pas confondre le vote du Parlement sur la participation financière de la France au budget de l’Union avec un vote d’autorisation budgétaire, il suffirait peut-être de soustraire au corps de la loi de finances l’inscription du montant du prélèvement communautaire pour éventuellement ne le faire apparaître qu’à titre d’information dans des documents annexes sans valeur législative. Tel est le prix d’une clarification des rapports financiers entre Etats membres et Union et d’un passage de la fiction à la réalité.


(1) L’alinéa 4 de l’article 6 de la L.O.L.F. dispose en effet qu’ « [U]n montant déterminé de recettes de l’Etat peut être rétrocédé directement au profit des collectivités territoriales ou des Communautés européennes en vue de couvrir des charges incombant à ces bénéficiaires ou de compenser des exonérations, des réductions ou des plafonnements d’impôts établis au profit des collectivités territoriales. Ces prélèvements sur les recettes de l’Etat sont, dans leur destination et leur montant, définis et évalués de façon précise et distincte ».
(2) L. LEVOYER, L’influence du droit communautaire sur le pouvoir financier français, Paris, LGDJ, p. 46.
(3) CJCE, 10 janvier 1980, Commission c/ Italie, aff. 267/78, Rec. p. 31.