ANALYSES

Haïti : un peuple souverain sans Etat ?

Tribune
22 février 2010
Force de la Nature et puissance souveraine

La force de la Nature peut venir à bout de la souveraineté étatique. Dernière illustration en date, le séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter a causé officiellement 217.000 morts, et plus de 1 million de Haïtiens sans abris. L’état de décomposition de la structure étatique est tel que l’autonomie politique du pays est atteinte. L’appareil administratif et coercitif est exsangue. Or, à l’instar de la Nature, la société des Hommes a horreur du vide : des Etats étrangers, la mission des Nations-Unies pour la stabilisation [MINUSTAH] et des ONG se substituent très largement à l’autorité de l’Etat national. Avant cette catastrophe naturelle, Haïti était déjà confronté à l’impuissance de l’autorité nationale et à la dépendance extérieure. L’Etat haïtien est structurellement incapable de répondre aux besoins de sa population, d’assurer efficacement ses fonctions régaliennes et les missions économiques, sociales et sanitaires impérieuses. Le Premier ministre haïtien a lui-même reconnu que « la structure gouvernementale telle qu’elle est actuellement ne peut pas répondre à l’urgence », précisant que les autorités réfléchissaient à des mécanismes pour mieux coordonner leur action avec les partenaires étrangers. Il a parlé de « comités de crise » capables de travailler notamment avec la MINUSTAH, la mission des Nations-Unies en Haïti. Une institutionnalisation accrue d’une situation de crise à la fois chronique et structurelle, en somme. D’aucuns, comme le député français Jacques Myard (UMP), ont même proposé de placer Haïti sous la tutelle de l’ONU.

La souveraineté de l’Etat haïtien est en jeu : si les forces internationales – américaines en particulier – sont arrivées en Haïti avec l’accord express du gouvernement haïtien, ce dernier a officiellement exprimé sa volonté d’encadrer, de limiter et de contrôler cette présence/intervention étrangère, à la fois nécessaire et pesante. Malgré l’état de faiblesse et de dépendance de l’Etat haïtien, le Premier ministre Jean Max Bellerive a souligné que Haïti devait rester maître de la reconstruction nationale et qu’il veillerait au respect de sa souveraineté (conférence de Montréal sur Haïti, le 27 janvier 2010). Cette volonté n’a pas échappé par le Président Sarkozy qui milite pour que les Haïtiens s’approprient le processus de reconstruction. Il n’empêche, le malaise est perceptible. Le ministre français des Affaires étrangères l’exprima à sa manière, en affirmant que l’intervention internationale n’avait pas pour objectif d’ « occuper » Haïti. « Ce n’est pas pour les occuper, ce n’est pas pour les diriger, c’est pour leur donner (…) sous leur direction, suffisamment d’espoir et de transformation et de réalisation et peut-être de gouvernance. Avec eux, pour eux, sous leur direction », a insisté Bernard Kouchner. La déclaration prononcée par l’un des concepteurs du « droit d’ingérence » a le mérite de lever toute ambiguïté… a priori .

Solidarité internationale et stratégie internationale

L’intervention étrangère est nécessaire, au nom de la solidarité internationale. Mais au-delà des discours officiels, les réactions au drame haïtien s’inscrivent aussi dans une logique de realpolitik . L’intervention humanitaire unilatérale est en effet un attribut de la puissance, un acte de puissance. En témoignent l’occupation rapide, stratégique et symbolique de la pelouse du palais présidentiel national et la prise de contrôle de l’aéroport Toussaint Louverture par l’armée américaine. Au-delà de la démonstration de force militaire, le message est d’abord politique et symbolique. Intervenir c’est faire montre d’un savoir-faire – logistique, technologique, médiatique – et d’un système de valeurs fondé notamment sur le principe de solidarité. Outre le leadership américain, l’enjeu prend des formes variées pour les différents acteurs étatiques. Le cas d’Israël est topique. Ainsi, la mobilisation de l’Etat hébreu s’inscrit-elle notamment dans une action de communication internationale plus globale, tendant à améliorer son image et ses rapports avec la communauté internationale. Pour Israël, le fait d’intervenir en Haïti, c’est faire montre de son appartenance à la « communauté internationale », de sa capacité à faire acte de solidarité internationale, bref de projeter dans les représentations collectives l’image d’un Etat « normalisé », pacifique, civilisé, … au moment même où Israël fait l’objet d’accusations internationales – de crimes de guerre – à la suite de son intervention militaire meurtrière à Gaza, où se joue précisément un autre drame humanitaire.

Peuple souverain et Etat non souverain

Par définition, un Etat est théoriquement souverain. Dans le langage juridique, la souveraineté est d’abord la qualité d’un être qui n’a pas de supérieur dans les ordres interne et international. En ce sens, la souveraineté est la qualité inhérente à l’État, l’attribut exclusif qui le distingue radicalement des autres sujets de droit. C’est pourquoi l’entité étatique n’est soumise en principe à aucune puissance intérieure ou extérieure. C’est au regard de cette conception interne et externe de la souveraineté que le caractère souverain de l’Etat haïtien est interrogé avec acuité.
Si l’appareil étatique est en ruine, le peuple haïtien demeure un être vivant ancré sur un territoire chargé d’histoire. Un peuple haïtien, qui dans la lignée de cette histoire, a déjà exprimé sa volonté de préserver sa liberté, son indépendance, malgré son état de nécessité. La société civile se restructure et tend à se mobiliser. La survivance du peuple haïtien offre une certaine substance et permanence à la souveraineté nationale. En effet, dans la logique démocratique, le peuple est seul titulaire de la souveraineté. Reste à ses représentants – la classe politique dirigeante – de construire un Etat digne de ce nom. Sinon, d’autres s’en chargeront au risque de rendre l’indépendance du pays purement/définitivement fictive.